Ávila & Arauz: Décoloniser le Nouveau Pacte Vert

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L'urgence climatique est une réalité mondiale, mais il n'existe aucune justice dans la manière dont ses causes et ses conséquences sont réparties entre le Nord et le Sud.

Un citoyen·ne moyen·ne aux États-Unis consomme 44 million de calories par jour. Le corps humain a besoin d'un apport de 2 000 calories par jour. La consommation exosomatique d'énergie - à des fins non métaboliques, telles que le transport ou les appareils - du citoyen·ne moyen·ne du Nord est plusieurs centaines de fois supérieure à celle d'un citoyen pauvre du Sud. Même en ce qui concerne la consommation endosomatique d'énergie - l'apport calorique corporel - celle-ci est encore nettement inférieure dans les pays du Sud, la faim et la sous-alimentation étant toujours une réalité pour un septième de la population humaine.

Toutefois, ce ne sont pas les ménages de travailleur·euse·s du Nord qui sont à blâmer pour ces disparités ; c'est le capitalisme bio-ignorant, ce type de capitalisme qui ne sait pas comment tenir en compte de la vie humaine. Et ces dernier·ère·s en subissent d’ailleurs également les effets. Nous vivons une époque où un avenir prospère n’est une perspective que pour une minorité. Les gestionnaires de la crise post-COVID-19 pourrait aujourd’hui rayer d’un coup de crayon les victoires sociales qui ont été bâties sur des années de lutte. Cet article est un appel urgent à saisir le moment présent et à agir différemment.

Une centaine d'entreprises seulement sont responsables de 71 % de l'ensemble des émissions mondiales de CO2. Nous connaissons leurs noms. Et les noms de leurs PDG. Leurs bureaux ne sont pas cachés mais à la vue de tous, inattaquables par les tribunaux. Leur argent, hors de portée, est quelque partoffshore. Le désordre, la douleur et la destruction qu'ils provoquent sont quant à eux omniprésents.

Les conséquences de l'urgence climatique sont principalement subies par les pays des tropiques et par les régions les plus pauvres de ces pays. De nombreuses nations insulaires proches de l'équateur ainsi que des communautés entières risquent de disparaître, emportées par l'élévation du niveau de la mer.

Les forces progressistes du Nord ont proposé un « Nouveau Pacte Vert » comme une initiative audacieuse et juste pour sortir des politiques d'austérité défaillantes ainsi que pour engager la lutte contre la crise biologique et climatique. Nous y sommes favorables et, évidemment, nous le soutenons.

Cependant, nous rappelons à nos ami·e·s des puissances occidentales que le virus ou le climat ne s'arrêtent pas à la frontière, ni les effets et le pouvoir exercés sur le reste de la planète par ses marchés et sa puissance militaire. La lutte contre l'urgence climatique et la catastrophe sanitaire actuelle ne devrait pas s'y arrêter non plus. Nous ne pouvons pas remettre à plus tard la conception d'une vision commune de notre avenir planétaire. Pour cela il est essentiel de démanteler les structures coloniales de notre présent.

C’est pourquoi nous proposons une première discussion pour un Nouveau Pacte Vert, digital et international, qui porte l’ambition de décoloniser notre avenir sur la base de quatre éléments introductifs : la décolonisation du capitalisme bio-ignorant, la décolonisation des instruments politiques, la décolonisation de la monnaie et la décolonisation de la technologie.

Décoloniser le capitalisme bio-ignorant

Le capitalisme bio-ignorant va crier d'une voix stridente que, pour « revenir à la normale », certain·e·s, les vulnérables et les pauvres, doivent être sacrifiées. Leurs morts qui auraient pu être évitées ne seront pas comptées, comme le soutient l’ouvrage récent d'Alex Cobham. Le capitalisme est fondé sur la recherche du profit. Le profit existe lui à travers une comptabilité monétaire individualiste. Le cadre comptable actuel ignore la vie : il est bio-ignorant. Les normes comptables de la planète entière ne sont pas définies par une organisation internationale mais par un cartel privé de nature coloniale, établi par les quatre grands cabinets comptables du Nord (connus comme les « Big Four ») ainsi que certains autres gardien·ne·s du capitalisme. Celleux-ci sont connues sous le nom de Fondation Internationale des Normes Comptables (« Accounting Standards Foundation »).

Le capital vit dans la comptabilité. C'est pourquoi la comptabilité du capital doit aujourd’hui devenir un bien public international. Il est indispensable qu’elle soit écologisée et mise à jour de toute urgence. Comment les entreprises peuvent-elles continuer à faire des affaires sans tenir compte de l’urgence climatique planétaire ? Sans tenir compte des tragédies humaines et écologiques à grande échelle ? Et comment leur impact sur les biens communs naturels peut-il être laissé en dehors de l'équation comptable ?

La comptabilité des entreprises doit faire l'objet d'une réforme radicale : les entreprises capitalistes ne doivent plus être en mesure de déclarer ou de distribuer de bénéfices au détriment d'énormes responsabilités environnementales, même éventuelles. La comptabilité financière a le devoir de prévoir certaines dispositions pour les urgences climatiques, y compris rétroactives en ce qui concerne les sociétés pétrolières transnationales, pour ne pas avoir dévoilé leur rôle complice dans la catastrophe climatique depuis des décennies. Comment les entreprises peuvent-elles bénéficier de privilèges fiscaux, de subventions gouvernementales et de renflouements massifs sans que leur contribution aux catastrophes actuelles ne soit reconnue financièrement ?

« Le capital vit dans la comptabilité. C'est pourquoi la comptabilité du capital doit aujourd’hui devenir un bien public international.»

La valeur actuelle des coûts futurs de réparation des sites d'extraction agricole et minérale doit être intégrée dans les bilans afin de montrer la véritable insolvabilité des industries extractives. Les activités extractives de Chevron, qui ont provoqué des fuites pétrolières dans une Amazonie immaculée, auraient-elles été rentables si elles avaient pris en compte, à l’origine, les coûts futurs d'assainissement et de réparation ?

La comptabilité des émissions sur la totalité du cycle de vie des produits devrait faire partie de la transparence des grandes entreprises, afin d'être ensuite ciblée par les réglementations sur les urgences climatiques. Certaines sociétés d'énergie alternative prétendent qu'elles réduisent les émissions dans la dernière partie de la chaîne de valeur mais ignorent les émissions nettes plus élevées de leur chaîne de production internationale en amont. La comptabilité ne peut rester dans la sphère d’influence de cesBig Four;la comptabilité, la principale régulation du capital, doit être revendiquée par un bien commun international, dans un forum tel que l'ONU.

Le capitalisme colonial - les grandes sociétés transnationales - opère dans le Sud en toute impunité. Plus récemment, elles se sont mises à imposer leurs propres règles, jusque dans les nations du Nord global. Collectivement, et parfois individuellement, elles sont plus riches et plus puissantes que des nations entières. Leur fonctionnement est de plus en plus insensible à la question de la vie humaine (sans parler des droits humains) et néglige allégrement la vie des autres espèces. La conservation de la biodiversité n'est pas seulement l'aspiration des taxonomistes des pays occidentaux, c'est aussi le génome d'un avenir alternatif durable ; c'est un savoir codifié ancré dans la sagesse ancestrale des communautés victimes de la colonisation, principalement, dans les pays du Sud.

Le droit international du commerce et de la propriété intellectuelle en vigueur aujourd'hui privilégie le « capital intangible » colonial au détriment des connaissances des peuples du Sud, ancrées dans les liens avec les savoirs ancestraux et la biodiversité. Un Nouveau Pacte Vert permettrait de soutenir les efforts du Sud (principalement à l'Organisation mondiale de la propriété intellectuelle des Nations unies) pour valoriser la biodiversité et la sagesse ancestrale en tant que forme de savoir protégé. Il permettrait par là même aux pays et aux communautés du Sud de bénéficier des produits ultérieurs dérivés de ce savoir, tels que les biotechnologies commercialisables, les médicaments ou les cosmétiques.

« Le droit économique international déployé au cours des dernières décennies a injecté des stéroïdes coloniaux dans le corps du capitalisme bio-ignorant. »

Le droit économique international déployé au cours des dernières décennies a injecté des stéroïdes coloniaux dans le corps du capitalisme bio-ignorant. Les traités bilatéraux de protection des investissements qui prévoient un système d'arbitrage privé et néocolonial ont renforcé l'impunité du capitalisme colonial et ont soumis des nations entières au bon vouloir des entreprises. À titre d’exemple, le CIRDI (« Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements ») de la Banque mondiale, basé à Washington, a récemment ordonné au Pakistan de verser plus de 6 milliards de dollars à une société transnationale extractive pour ne pas lui avoir accordé la permission (pour des raisons environnementales) de procéder à des extractions. Ce n'est là qu’une réédition d'épisodes similaires contre des pays d'Afrique et d'Amérique latine qui ont osé par le passé donner la priorité à l'environnement, aux communautés locales ou à la souveraineté nationale sur les profits des sociétés transnationales extractives.

Un Nouveau Pacte Vert numérique international doit immédiatement mettre au placard les traités qui protègent de façon coloniale les « investissements » des sociétés extractives transnationales dans le Sud, tout comme il doit rejeter le désastreux traité sur la Charte de l'énergie et son expansion prévue dans le Sud. Il devrait également impliquer un moratoire sur tous les nouveaux traités d'investissement.Pour que les efforts d'aide déployés dans le cadre de la COVID-19 soient couronnés de succès, nous avons besoin d'une suspension mondiale urgente de l'arbitrage entre investisseurs et États, ainsi que d'un moratoire sur toutes autres règles de commerce international et d'investissement élaborées de manière coloniale.

La relation entre le capital et le travail doit également être rendue plus verte. Dans la plupart des métropoles du monde, les travailleur·euse·s perdent plus de deux heures par jour à se rendre de leur domicile à leur lieu de travail et à en revenir. Dans l’écrasante majorité des cas, ce sont les travailleur·euse·s qui paient le coût financier du transport. Par ailleurs, il est incontestable que les travailleur·euse·s paient également en qualité de vie pour se rendre sur leur lieu de travail, comme l'ont démontré les confinements liés au coronavirus.

Un Nouveau Pacte Vert permettrait de réduire effectivement la journée de travail d'environ deux heures par jour en établissant que la journée de travail d'un·e travailleur·euse commence à partir du moment où il met le pied hors de chez lui jusqu'au moment où il est de retour à son domicile. Les technologies modernes de surveillance permettent (malheureusement) déjà de rendre l'application de notre proposition une tâche triviale. Cela permettrait non seulement d'améliorer effectivement les conditions de vie des travailleur·euse·s, mais aussi d'augmenter l'emploi globalement et de rééquilibrer les relations matérielles entre les sexes qui favorisent aujourd'hui fortement le patriarcat. En outre, cette mesure audacieuse mais simple permettrait un déplacement des capitaux pour faire pression sur les investissements dans les transports publics et l'urbanisme.

Tout comme la comptabilité du capital, les statistiques du produit intérieur brut (PIB) ignorant les lois de la physique et de la biologie doivent faire l'objet d'une réforme radicale. La pandémie de coronavirus a clairement montré les insuffisances de cette métrique. Dans le régime actuel, l'extraction est considérée comme une production, mais pas la régénération des sols. La destruction des forêts par le capital est considérée comme une production, mais pas la reforestation par la nature. Le travail des femmes vendu au capital ou à d'autres hommes augmente le PIB, mais pas les femmes qui nourrissent leurs enfants.

L'« économie de services » commercialisable contribue au PIB, mais pas les soins à domicile, ni la solidarité de voisinage ou la redistribution sociale qui permettent pourtant de sauver des vies.Le système des Nations unies ainsi que les gouvernements nationaux doivent rapidement remplacer le PIB par une comptabilité bio-physique cohérente qui tienne compte du lien dynamique entre l'humanité et la nature. Cet appel en faveur d'un nouveau système de mesure a été une proposition réitérée à de nombreuses occasions, et a récemment été reprise par Andrés Manuel Lopez Obrador, actuel président du Mexique.

Ces réformes comptables constitueraient une révolution qui rééquilibrerait les termes de l'échange entre le Sud et le Nord, ainsi qu'entre les producteur·rice·s alimentaires rurales·aux et les consommateur·rice·s urbain·e·s. Ce n'est qu'après avoir engagé de tels changements que nous pourrons mettre un terme à l'urgence désespérée d'émigrer.Pour y parvenir, les banquier·ère·s et les économisteschrématistiquesdoivent être reléguées au second plan et laisser les mesures de notre espèce aux géographes, démographes, biologistes, médecins, nutritionnistes, épidémiologistes, hydrologues, ingénieur·e·s écologiques et autres. Ce sont leurs connaissances qui doivent être prioritaires, leurs institutions sous-financées qui doivent occuper le devant de la scène et ce sont eux qui doivent informer nos dirigeant·e·s politiques lors des sommets multilatéraux.

Décoloniser les instruments politiques

La décolonisation des instruments politiques est une tâche difficile dans un état de guerre perpétuelle à l'échelle mondiale, auquel même une pandémie mondiale n'a pas réussi à imposer un cessez-le-feu général. L'armée étasunienne est l'un des plus grands pollueurs, avec des émissions plus élevées que celles de n’importe quel autre pays industrialisé. Cependant, la guerre n'est pas le seul moyen utilisé par ceux qui détiennent le pouvoir pour imposer leur volonté.

Les puissant·e·s se servent de la privatisation de la justice par les ABI (« accords bilatéraux d'investissement ») et les ALE (« accords de libre-échange ») - un système contrôlé par un petit groupe de cabinets d'avocat·e·s, tous issu·e·s du Nord - et s'emparent de l'appareil judiciaire pour organiser la prolifération des procès contre les écologistes et les dirigeant·e·s progressistes qui se battent pour la justice climatique, la reconnaissance des responsabilités et les réparations après des siècles d'extractivisme. Nombre de ces dirigeant·e·s ont été diabolisées alors que les puissants gouvernements tout comme les médias corporatives ont fermé les yeux sur la violence politique généralisée qui a entraîné la mort de centaines de militant·e·s sociales·aux et environnementales·aux.

Une première idée consiste à raviver le principe malmené de la juridiction universelle à l'échelle mondiale et à étendre son applicabilité pour poursuivre les dommages environnementaux massifs en tant que crime contre l'humanité. Cela devrait pouvoir être réalisé par n'importe quel tribunal. Cette démarche s'inscrit dans le cadre de la lutte pour un traité contraignant sur les sociétés transnationales et les droits humains. Ce faisant, tous les biens des auteur·rice·s de ces crimes devraient être saisis et réaffectés à la réparation des dommages causés, en appliquant la doctrine de l'entreprise criminelle commune et en touchant tous les responsables de ces crimes.

« Une première idée consiste à raviver le principe malmené de la juridiction universelle à l'échelle mondiale et à étendre son applicabilité pour poursuivre les dommages environnementaux massifs en tant que crime contre l'humanité. »

Le droit mondial et l'élaboration des politiques publiques devraient également être revues, y compris l'aide coloniale aux pratiques commerciales qui polluent l'Organisation mondiale de commerce, où les pays en développement sont contraints d'adopter des règles perpétuelles qui leur sont défavorables, et par lesquelles, comme expliqué plus haut, les pays puissants peuvent s'emparer et privatiser leurs biens les plus précieux. L'ensemble du système devrait être remodelé et réorienté pour servir les populations au détriment du profit. Une première étape doit être la mise en place d’un moratoire sur leurs tribunaux privatisés qui punissent les pays ayant adopté des réglementations respectueuses de l'environnement.

Décoloniser la monnaie

La monnaie est hiérarchique. Elle est de nature coloniale. Un gouvernement - celui des États-Unis - a le privilège exorbitant de disposer d'une monnaie sans limite. Ce privilège est partagé avec des allié·e·s choisi·e·s, au moyen de ce qu'on appelle des lignes deswap. Ce dernier dispose également d'un droit de veto dans les banques multilatérales qui peuvent fournir des secours monétaires en cas d'urgence planétaire. Il possède enfin le privilège de procéder à un triage monétaire dans les situations d'urgence biologique et climatique ; il décide qui a l'argent pour vivre et qui a l'argent pour mourir.

Une augmentation considérable des investissements publics de la part d'un unique pays du Nord ne peut suffire, même si une partie de la demande globale et de ses multiplicateurs peut se répercuter sur le Sud. L'argent doit être décolonisé dans la mesure du possible. Nous avons besoin d'un assouplissement quantitatif planétaire pour les urgences biologiques et climatiques. Nous avons besoin d'un bio-Quantitative Easing international.

« La monnaie est hiérarchique. Elle est de nature coloniale. Un gouvernement - celui des États-Unis - a le privilège exorbitant de disposer d'une monnaie sans limite. »

Cela ne peut se faire qu’au moyen d’une forme de monnaie internationale que peu de gens connaissent mais qui existe déjà : les droits de tirage spéciaux (DTS). Cette monnaie existe dès 1969 mais est utilisée seulement par les banques centrales. Pour ce faire, tous les pays doivent donner instruction politique au Fonds monétaire international d'émettre des milliards de DTS pour l'investissement public de tous les pays dans les situations d'urgence biologique et climatique.

En raison des disparités technologiques préexistantes, cette augmentation des liquidités internationales permettrait au Sud d’acheter des technologies et même de stimuler les exportations du Nord .

En outre, un Nouveau Pacte Vert international pourrait prévoir l'émission d'urgence de milliards de DTS qui seraient gérés par des organismes publics, tels que l'Organisation mondiale de la santé, le Haut-Commissariat pour les réfugiés, l'UNESCO et sa Commission océanographique intergouvernementale, et l'Organisation météorologique mondiale. Le défi posé par l'échange abondant de DTS impliquera le recours à des DTS numériques ou électroniques, du type de ceux proposés par des progressistes comme Yannis Varoufakis et par desinsiderscomme Mark Carney ou Tobias Adrian.

Les banques centrales et les autorités de surveillance financière du Sud sont obligées de suivre les diktats des institutions établies à Bâle, Washington et Paris, entièrement soumises au paradigme du capitalisme bio-ignorant dans sa version la plus dogmatique : la financiarisation. Les États souverains sont dépouillés de leur statut d’immunité souveraine de droit public international et sont réduits à de simples « parties commerciales » soumises aux lois impériales de l'État de New York ou de Londres.

« Ce transfert de richesses vers le Sud permettra de commencer à préparer la décolonisation de notre avenir. »

Les forces progressistes doivent prendre au sérieux la démocratisation des banques centrales et l'euthanasie du contrôle des banquier·ère·s rentier·ère·s. Les banques centrales sont les institutions les plus puissantes du monde moderne, mais également les moins démocratiques. Les progressistes doivent planifier la prise de contrôle explicite des banques centrales et de leurs clubs internationaux.

Enfin, si l'émission de monnaie internationale est primordiale, il faut aussi opérer un transfert de richesse réelle. Les réparations pour les peuples colonisés du monde doivent être quantifiées, sur le modèle de la dette écologique, et être payées avec des biens réels. Ce transfert de richesses vers le Sud permettra de commencer à préparer la décolonisation de notre avenir.

Décoloniser la technologie

Une nouvelle dynamique coloniale, à l’image redorée, s'est mise en place au cours des dernières années. Le colonialisme numérique constitue le nouveau déploiement d'un pouvoir quasi-impérial sur un grand nombre d'individus, sans leur consentement explicite, se manifestant à travers des règles, des conceptions, des langues, des cultures et des systèmes de croyance par un pouvoir largement dominant.

Dissimulée sous le label « transformation numérique », la pandémie de COVID-19 a rendu explicite et tangible cette dynamique de pouvoir agressive et désordonnée qui contribue à une accélération de la destruction de la planète entière, directement et indirectement, en verrouillant les perspectives d'avenir avec une structure politique qui ne profite qu'à un petit nombre de privilégiés. Aujourd'hui, les géants technologiques écrivent et dictent les règles qui les régissent, réduisant le pouvoir des États sur leur propre devenir tout en mettant en place un système mondialisé de surveillance leur garantissant de concentrer le pouvoir à leur profit.

Les règles sont conçues pour perpétuer efficacement ce pouvoir, indépendamment des changements de gouvernement. Les accords de libre-échange récemment approuvés, tels que l'accord de partenariat transpacifique, un modèle d'avenir numérique que nous devons craindre en tant qu'ennemi commun des forces progressistes, bloquant la possibilité pour les pays de construire, de posséder et de contrôler leur avenir numérique, en sont un exemple. En évitant à tout prix de faire face à la justice ou de payer des impôts, elles vont même jusqu'à permettre aux entreprises technologiques étrangères de participer à l'élaboration des politiques nationales.

« Tout comme leurs alliances impies avec l'armée et les agences d'espionnage américaines, les géants de la technologie et des industries extractives unissent leurs forces pour exploiter l'intelligence artificielle afin d'accélérer l'extraction pétrolière grâce à des analyses avancées, à la modélisation pour l'exploration et à l'optimisation des pipelines. »

Si certains des géants de la technologie se sont publiquement engagés à défendre et même à financer l'innovation pour un avenir vert, rares sont ceux qui passent de la parole aux actes. Tout comme leurs alliances impies avec l'armée et les agences d'espionnage américaines, les géants de la technologie et des industries extractives unissent leurs forces pour exploiter l'intelligence artificielle afin d'accélérer l'extraction pétrolière grâce à des analyses avancées, à la modélisation pour l'exploration et à l'optimisation des pipelines.

Les leaders technologiques stimulent l'expansion et l'efficacité de l'industrie extractive des combustibles fossiles qui doit être démantelée. Selon Greenpeace, le contrat conclu entre Microsoft et ExxonMobil pourrait à lui seul entraîner des émissions supérieures à 20 % de l'empreinte carbone annuelle de Microsoft. Ainsi, l'automatisation et l'intelligence artificielle accélèrent concrètement la destruction de la planète, et des entreprises comme Amazon, Google et Microsoft en sont les catalyseurs.

Simultanément, celles-ci sont particulièrement actives sur la scène du commerce mondial, régulant un avenir qui n'appartiendra qu'à elles, avec un impact dépassant largement le secteur technologique. Ajoutons à cela leur approche fondée sur l'« impunité par nature », caractérisée par le fait que leurs sociétés sont hors de portée des tribunaux nationaux et des autorités fiscales, et que leurs « actifs immatériels » sont détenus par des sociétés de boîtes aux lettres dont la garde est assurée par les cabinets d'avocat·e·s K-street et Magic Circle dans des paradisoffshores. À titre d'exemple, Amazon, l'un des principaux bénéficiaires de la crise de la COVID-19, n'a payé aucun impôt fédéral en 2018 aux États-Unis et possède des bureaux dans 30 pays au monde entier.

Pour la·le citoyen·ne moyen·ne, le terme « Big Tech » est généralement assimilé aux entreprises de médias sociaux ou à des produits allant du courrier, aux réseaux sociaux, et aux achats en ligne. Sa portée et son pouvoir dépassent toutefois nos modestes écrans, et présagent une ère autrement plus agressive de privatisations et de contrôle des entreprises, à mesure que ces dernières prennent la main sur des infrastructures stratégiques que les gouvernements n'ont pas la capacité de gérer au niveau local. Les infrastructures publiques passent alors sous la coupe de sociétés de haute technologie, à responsabilité limitée et aux opérateursoffshores, échappant ainsi aux lois nationales sur la consommation mais également aux considérations de sécurité nationale.

Elles n'ont pas à rendre compte de leurs impacts ni de leurs échecs.

Lorsqu'ils jouent le rôle de fournisseurs d'infrastructures numériques pour les États, les géants de la technologie procèdent également à l'extraction massive de données générées par les services publics. Ils auront bientôt le contrôle et la mise en forme des algorithmes du secteur public, selon des principes et des processus qui conviennent à leur secteur d'activité, entraînant une surveillance accrue des travailleur·euse·s, des scientifiques et des étudiant·e·s, les empêchant de se syndiquer. Cela passera également par une déqualification de la main-d'œuvre publique, qui conduira à une privatisation et une fragmentation accrues, avec pour conséquence une diminution du nombre d'emplois et la mise en place de mesures d'austérité.

Une technologie décolonisée au service du Nouveau Pacte Vert international impliquera le déploiement d'investissements importants dans l'éducation et dans la recherche de compétences locales, afin de développer des biens communs numériques écologiques, où les données du secteur public sont utilisées pour concevoir des politiques écologiques au profit de la population, et où les marchés publics privilégient les entreprises locales et écologiques respectueuses de la justice sociale et de la dignité humaine, en rendant leur code source disponible et leurs algorithmes vérifiables.

Un Nouveau Pacte Vert international se doit d'encourager l'innovation sociale numérique et, en lieu et place de l'octroi de contrats de plusieurs millions de dollars à la Silicon Valley, se doit de l'institutionnaliser au niveau communautaire et citoyen pour garantir son évolutivité et sa pérennité.

Les communautés autonomes et linguistiques seront encouragées à développer leur propre technologie et contenu numérique, ainsi qu’à préserver et exporter leurs cultures dans un nouvel environnement numérique et vert. Les politiques publiques garantiront que l'adoption de technologies à grande échelle ne crée pas d'inégalités supplémentaires, d'exclusion ou d'imposition de valeurs et de pratiques étrangères aux communautés d'accueil. Au contraire, ce sera l'occasion de sauvegarder et de développer davantage les connaissances locales, ainsi que de trouver les solutions dont notre planète a urgemment besoin, de les adapter et de les réutiliser dans d'autres pays, sans les obstacles à l'innovation imposés par le système actuel de propriété intellectuelle.

« Enracinés dans une logique commune numérique, décentralisée et locale, tels sont les grands axes des politiques qui permettront de vaincre le colonialisme numérique, et de démilitariser, décentraliser, voire démanteler, le pouvoir de la Silicon Valley. »

Actuellement, les pays qui disposent d'un régime de propriété intellectuelle favorable au capital et d'un accès asymétrique d'origine coloniale au savoir (en langue anglaise) ont un avantage considérable. Cela risque alors de se traduire par une concentration accrue des richesses au Nord et de nouvelles dépendances coloniales pour le Sud, mais aussi par un déploiement très lent de ces technologies à l'échelle planétaire, qui priorise les clients plus riches. L'acquisition collective des technologies de pointe en matière de climat pourrait être une incitation raisonnable à les réaliser.

Avec un Nouveau Pacte Vert, l'argent international serait disponible pour les investissements, les inventeur·rice·s (même au Nord) pourraient recevoir une rémunération pour leurs recherches (comme le fait aujourd'hui la Communauté de brevets sur les médicaments) de sorte que la technologie développée pourrait intégrer le domaine public. Ainsi en étant ouverte, les populations du Sud pourraient adapter, reproduire et appliquer rapidement, à moindre coût et à grande échelle, la technologie de pointe nécessaire pour lutter contre l'urgence climatique.

La décolonisation des normes techniques implique également leur reconnaissance en tant que biens publics, ainsi que la décolonisation de l'infrastructure d'accréditation au profit de communautés académiques et scientifiques nationales et régionales. Ces tensions autour du transfert de technologie ont figuré au premier plan des conférences et conventions des Nations unies sur la diversité biologique et le climat au cours des trois dernières décennies ; un Nouveau Pacte Vert digital favoriserait rapidement la position du Sud sur cette question.

Enracinés dans une logique commune numérique, décentralisée et locale, tels sont les grands axes des politiques qui permettront de vaincre le colonialisme numérique, et de démilitariser, décentraliser, voire démanteler, le pouvoir de la Silicon Valley.

Conclusions

Seules des forces internationales progressistes agissant en pleine coordination peuvent parvenir à faire advenir un tel changement. Il ne nous est pas permis de perdre de vue les transformations structurelles qui s'imposent.

Le capitalisme bio-ignorant et patriarcal doit être réformé dans son essence : la comptabilité. Le cadre de règlement des différends fondé sur l'arbitrage privatisé par les entreprises de droit doit être démantelé, et un système judiciaire contraignant en matière de droits humains et à compétence universelle doit venir le remplacer.

La monnaie doit être décolonisée, et les banques centrales doivent être arrachées aux tentacules des banquier·ère·s pour être mises au service du bien public. Les biens communs numériques doivent être soustraits à l'alliance militaire et de surveillance des géants de l'industrie extractive.

Nous devons mettre les scientifiques et les médias au défi de révéler les véritables rouages du système capitaliste, nous ne pouvons pas continuer à nous égarer là où les batailles transformationnelles doivent être menées. Nous avons décrit certain·e·s des principales·aux gardien·ne·s du passé colonial, il est maintenant l'heure d'affronter de front les forces rebelles contre l'humanité.

Un Nouveau Pacte Vert international et numérique qui décolonise notre avenir est l'espoir de notre espèce.

Foto: Dennis Jarvis

Available in
EnglishPortuguese (Portugal)FrenchSpanish
Authors
Renata Ávila and Andrés Arauz
Translator
Roxane Valier-Brasier
Published
09.06.2020
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