La décision de la Cour suprême des États-Unis affectera les sphères juridiques, politiques et de la fonction publique sur le continent africain. Elle intensifiera également la guerre idéologique visant à contrôler le corps des femmes et à pousser les citoyens LGBTQ encore plus vers la marge.
Les États africains ont des politiques diverses en matière d'avortement. Par exemple, au Cap-Vert et en Afrique du Sud, l'avortement est disponible sur demande - en théorie sinon en pratique, surtout pour les femmes les plus pauvres. En revanche, au Congo-Brazzaville, en Égypte et au Gabon, il est interdit sans la moindre exception. Entre ces deux pôles se trouvent des dizaines de pays qui autorisent les interruptions de grossesse sous certaines conditions.
À la suite de l'annulation par les États-Unis de l'arrêt Roe v. Wade, je faisais partie des activistes africain.e.s pour la justice de genre qui craignaient un effet domino sur le continent. Cela ne s'est pas produit. Cependant, même si nous n'avons pas vu de changements législatifs visant à restreindre davantage l'accès à l'avortement, la décision américaine a définitivement redynamisé les récits anti-avortement.
Après tout, les voix et les actions conservatrices les plus fortes et les plus dynamiques en Afrique sont souvent étroitement liées à l'extrême droite états-unienne et européenne.
De solides victoires pour les conservateurs américains sur le front intérieur permettront sans aucun doute de libérer des fonds pour investir dans des progrès contrariés ailleurs, y compris en Afrique. Par le passé, les conservateurs américains ont financé des initiatives au Malawi pour dissuader le parlement national d'élargir les circonstances autorisant l'avortement.
Pour 2023 et les années à venir, les mouvements féministes africains devront réinvestir dans leur propre plaidoyer pour l'autonomie corporelle, conformément au protocole de Maputo. Adopté par l'Union africaine en 2003, ce traité oblige les pays à légaliser l'avortement médicalisé en cas d'agression sexuelle, de viol, d'inceste, et lorsque la grossesse met en danger la santé ou la vie de la mère ou que le fœtus n'est pas viable. Toutefois, la guerre idéologique s'étend au-delà du contrôle du corps des femmes enceintes.
Le président kényan nouvellement élu, William Ruto, est un personnage controversé qui s'est présenté comme un nationaliste chrétien et s'est prononcé contre l'homosexualité. Son premier décret restreint aux couples hétérosexuels la reconnaissance étatique en tant que famille. Cette politique a été une priorité pour les mouvements occidentaux conservateurs actifs au Kenya, tels que l'association espagnole CitizenGo.
Ces mouvements et leurs puissants alliés cherchent à protéger une conception hautement coloniale de la famille en Afrique au détriment de définitions autochtones plus larges de la famille. Pourtant, les idées des conservateurs occidentaux sont en contradiction avec les réalités africaines modernes. De plus en plus, d'autres formes de famille émergent sur le continent, dans des foyers dirigés par des femmes célibataires ou des enfants, ou bien dans des maisons communautaires partagées par des personnes homosexuelles ostracisées par leur famille biologique.
Ces formes émergentes de familles nécessiteront que les mouvements féministes continuent de lutter pour leur reconnaissance et leur protection égalitaire au regard de la législation. Ceci est d'autant plus vrai que les mouvements conservateurs s'efforceront de faire pencher la balance en leur défaveur.
Ces luttes sont importantes car, bien souvent, il s'agit d'une question de vie ou de mort pour les populations victimes d'oppression sexuelle en Afrique. Au cours des deux dernières années, au moins deux hommes auraient battu leur partenaire à mort après avoir appris qu'elle utilisait un moyen de contraception. Au Kenya, un homme a poursuivi son ancienne partenaire en justice pour lui avoir refusé le "droit" d'assister à "son parcours de grossesse", affirmant que son désir d'avoir des enfants devait primer sur les opinions de celle-ci. Les Africains LGBTIQ peuvent souvent être pris pour cible, comme cela a été le cas pour la Kényane Sheila Lumumba et l'Ougandais Matthew Kinono.
Pris isolément, ces événements peuvent sembler aléatoires, mais ils sont directement liés à l'activisme occidental conservateur extrémiste que le renversement de l'arrêt Roe v. Wade aux États-Unis a enhardi. Ce militantisme promeut des affirmations fallacieuses telles que le statut de personne du fœtus, diffuse des informations erronées sur les contraceptifs, incite à renvoyer les femmes à des rôles familiaux sexués et alimente la panique morale à l'égard des personnes LGBTIQ. Par conséquent, le féminisme africain est confronté à un défi considérable : faire pression sur les gouvernements africains afin qu'ils protègent leurs citoyen·ne·s de ces influences dangereuses.
Entre-temps, la désinformation et la mésinformation qui propulsent ces mouvements exclusivistes risquent de s'aggraver, d'autant plus que des milliardaires libertarien·ne·s tel Elon Musk prennent le contrôle de plateformes socio-médiatiques comme Twitter. Une étude de Mozilla publiée avant les élections générales au Kenya en août dernier a montré de quelle manière des groupes étrangers peuvent manipuler le discours public d'un pays via Twitter. L'étude de cas du rapport présentait la campagne de désinformation de CitizenGo contre le projet de loi sur la santé reproductive de 2020 au Kenya, qui a finalement été rejeté par le parlement.
L'incapacité et/ou le désintérêt des dirigeant·e·s des grandes entreprises technologiques à réglementer l'utilisation abusive de leurs plateformes ne fera que stimuler ces campagnes de mauvaise foi, mettant en danger les femmes, les membres de la communauté LGBTIQ et celleux d'autres communautés marginalisées, tant en ligne que dans le monde réel.
Un rapport récent du Center for Countering Digital Hate a noté le nombre croissant de messages contenant des insultes depuis que Musk a pris le contrôle de Twitter.
Pendant ce temps, les gouvernements nationaux du continent sont de plus en plus intolérants à l'égard du discours des groupes qui les obligent à rendre des comptes. Ils adoptent des lois telles que la Loi amendée sur l'utilisation abusive des ordinateurs, en Ouganda, et procèdent à l'arrestation de leurs détracteurs, comme cela s'est produit à plusieurs reprises au Nigeria cette année.
Ces défis pour les féministes africaines sont aggravés par le fait que les élites et les dirigeant·e·s locaux·ales privilégient les politiques conservatrices. Depuis deux ans que l'administration Trump s'est jointe au Brésil, à l'Égypte, à la Hongrie, à l'Indonésie et à l'Ouganda pour coparrainer la fameuse Déclaration du consensus de Genève (DCG), celle-ci a gagné de nouveaux signataires : 36 pays, dont 17 en Afrique, soutiennent désormais les objectifs de la DCG, qui déclare qu'"il n'existe pas de droit international à l'avortement". Nous terminons l'année 2022 avec le gouvernement ghanéen qui semble penché pour une version révisée de "la loi homophobe la plus sévère du monde", à laquelle ont été associés les ultra-conservateurs américains.
Si les tendances actuelles ne présagent pas définitivement d'un désastre, elles indiquent clairement que les féministes africaines et leurs allié·e·s ont une rude bataille à mener dans la guerre culturelle que leur livrent les conservateurs occidentaux.
Joy est une militante et stratège pour la justice en matière de genre, travaillant principalement en Ouganda et au Kenya, mais aussi dans toute l'Afrique. Elle s'intéresse particulièrement au féminisme, au plaidoyer, aux communications stratégiques, à la création de mouvements, à l'analyse et aux réformes juridiques et politiques, ainsi qu'au développement organisationnel. Pendant 10 ans, elle a coordonné la Coalition nationale ougandaise pour éradiquer la mortalité maternelle due aux avortements à risque. Elle a également été gestionnaire de programme au Centre pour la santé, les droits de l'homme et le développement (CEHURD). En 2019, elle a remporté le prix de la meilleure avocate des droits de la personne décerné par la Société juridique de l'Ouganda.
Photo: GPA Photo Archive / Flickr