Denis Rogatyuk: La lutte pour ramener Julian à la maison a été un défi monumental depuis sa condamnation injuste, mais elle est certainement devenue beaucoup plus difficile depuis son expulsion de l'ambassade équatorienne en mars 2019. Quelles sont les principales actions que vous et votre campagne de mobilisation avez menées depuis lors ?
John Shipton: Julian est un artefact historique. Jamais un·e journaliste, un·e éditeur·rice ou une publication n'a été confronté·e à une attaque d'une telle intensité. Il a été frappé par le Royaume-Uni, la Suède, les États-Unis et l'Australie, avec toutes les forces qu'iels pouvaient rassembler.
Iels ont violé toutes les lois sur les droits humains et les procédures légales en essayant d'envoyer Julian aux États-Unis et en le détruisant [en tant qu'être humain]. Nous avons été témoins de la mort progressive de Julian par la torture psychologique, le bouleversement incessant des procédures et de l’application de la loi, sous nos yeux. C'est contre cela que nous nous battons.
Lors de la dernière audience, le juge Baraitser a demandé à Julian de prouver qu'il était malade parce qu'il n'apparaissait pas sur la vidéo. Cela démontre un processus dont nous avons été témoins à maintes reprises, qui consiste à blâmer la victime. Dans le cas de l'Australie, ils disent avoir offert une assistance consulaire, qui consiste à fournir le journal de la semaine dernière et à voir si vous êtes toujours en vie, et c'est à peu près tout. Le DFAT [Department of Foreign Affairs and Trade in Australia, en français, « Ministère des Affaires étrangères d’Australie »] maintient qu'il a soumis 100 offres [d'assistance consulaire]. C'est un profond témoignage d'échec.
Cela fait maintenant onze ans. Julian est détenu arbitrairement depuis onze ans.
Le groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire a déclaré que Julian était détenu arbitrairement et qu'il devait être indemnisé et libéré immédiatement. Le dernier rapport date de février 2018. Nous sommes maintenant en 2020 et Julian est toujours détenu dans la prison de sécurité maximale de Belmarsh, où il est enfermé 24 heures sur 24.
DR : Comment décririez-vous les liens entre la campagne actuelle pour sa libération et l'organisation Wikileaks ?
JS : WikiLeaks continue son travail et maintient la plus extraordinaire bibliothèque de la diplomatie américaine depuis 1970. C'est un artefact extraordinaire pour tout·e journaliste ou historien·ne, n'importe laquelle·lequel d'entre nous peut rechercher les noms de celleux qui ont été impliqué·e·s dans la diplomatie américaine dans leur propre pays ou avec les États-Unis. Il s'agit d'une grande ressource qui continue à être maintenue.
WikiLeaks a publié une autre série de fichiers, donc WikiLeaks continue son travail. Les personnes qui défendent Julian et WikiLeaks comprennent cent mille personnes dans le monde entier. Elles travaillent constamment pour obtenir la liberté de Julian et mettre fin à cette oppression de la presse libre, de l'édition, des éditeur·rice·s et des journalistes. Nous travaillons constamment pour y parvenir. Il existe environ 80 sites web dans le monde qui publient et font campagne pour la liberté de Julian et environ 86 pages Facebook consacrées à Julian. Nous sommes donc nombreu·ses·x et le soutien continuera à s'accroître jusqu'à ce que les gouvernements australien et britannique reconnaissent qu’il s’agit là d’un crime, que l'oppression de Julian est le grand crime du 21ème siècle.
DR : La dernière accusation portée contre Julian concerne la prétendue conspiration avec des pirates informatiques « anonymes » non identifié·e·s, ce qui semble être une nouvelle tentative pour accélérer son extradition. Pensez-vous qu'il s'agisse d'un acte désespéré du ministère de la justice ?
JS : Non, je ne pense pas (...). Les gens qui travaillent au ministère de la Justice sont payés qu'ils réussissent ou non, si Julian est extradé, ils sont payés, s'il n'est pas extradé, ils sont quand même payés. Ils rentrent toujours chez eux, prennent un verre de vin, emmènent les enfants au cinéma et viennent travailler le lendemain en pensant à un autre instrument de torture pour Julian. C'est leur travail.
Le ministère de la justice aimerait que le procès soit reporté après les élections américaines. Les avocat·e·s du tribunal vont donc faire appel du fait qu'iels n'ont pas eu le temps et essayer de faire changer la date d'audience par le juge. C'est ce que j'imagine. Mais je ne pense pas du tout que ce soit un acte de désespoir.
Au contraire, cela donne plus de soucis à celleux d'entre nous qui défendons Julian, nous ne pouvons pas mettre toute notre énergie sur la sortie de Julian pendant que la conversation tourne autour de cette nouvelle accusation et des personnes qui y sont incluses. Ce sont Siggy et Sabu qui ne sont pas des témoins crédibles. Siggy est un délinquant sexuel ou escroc bien connu qui a volé 50 000 dollars à Wikileaks, etc. Il n'y a pas de témoins crédibles [pour ces allégations]. Je suppose que c'est pour retarder l'audience ou pour détourner la conversation de ce qui est important.
DR : Beaucoup de recherches et de publications ont été faites sur la vie de Julian et ses débuts de hacker dans les années 1990. J'aimerais discuter des aspects de sa vie qui lui ont donné la résilience et la force de relever les défis auxquels il fait face aujourd'hui. Julian est incroyablement déterminé à dire la vérité dans ses interviews, il s’exprime très bien, il est très attentif à la façon dont il communique, au choix de mots exacts pour décrire les choses. Est-ce quelque chose que votre famille lui a appris ou est-ce quelque chose de spécial chez Julian ?
JS : Vous savez, c'est un cadeau que j'aimerais avoir moi-même. Je ne sais donc pas d'où cela vient. Je suppose qu'il faut demander aux dieux.
Julian est un homme unique et la voie qu'il a tracée est différente et clairement la sienne. Je l'admire et je suis fier de lui, de sa capacité d'adaptation et de son aptitude à continuer à se battre malgré onze années de torture psychologique impitoyable, qui ont un prix.
Cependant, nous pensons que nous allons l'emporter et que Julian pourra rentrer chez lui en Australie, et peut-être vivre un peu à Mullumbimby, ou à Melbourne ; il vivait ici à l'époque, dans le coin.
DR : Julian a fait preuve d'une incroyable résilience physique et mentale au cours des 9 dernières années, en particulier pendant les 8 années qu'il a passées à l'ambassade équatorienne et l'année dernière dans la prison de Belmarsh. D'où pensez-vous que cette force vienne : de ses convictions morales et politiques ou de quelque chose qu'il a développé dans sa première vie en Australie ?
JS : Je pense que c'est un autre don qu'il a. Qu'il va continuer à se battre pour ce en quoi il croit. Et s'il y a des éléments de vérité dans ce pour quoi il se bat, alors il n'abandonne jamais. C'est un trait de caractère.
Je n'ai pas peur de me battre, mais je suis revigoré par le fait de me battre pour Julian et chaque insulte ou offense contre Julian augmente ma détermination et celle de ses partisan·e·s. Chaque insulte accroît notre force. Comme lorsque le deuxième lot d'actes d'accusation a été déposé il y a deux semaines, ses partisan·e·s dans le monde entier ont élevé leur voix dans l'incrédulité et ont commencé à prendre conscience de la situation de Julian. Il est donc très intéressant que le ministère de la justice puisse penser que cela nous amène à nous diviser, mais ce qui se passe en réalité, c'est que la montée des soutiens se poursuit sans relâche.
DR : John, je voudrais vous poser une question personnelle. Qu'est-ce que cela fait d'être le père d'un homme comme Julian, de voir son fils traverser toutes ces épreuves et ces calomnies, et de continuer à voyager et à se battre pour sa libération partout dans le monde ?
JS : Eh bien, il y a des choses difficiles à croire, ce que les gens disent sur Julian. Comme ces politicien·ne·s américain·e·s qui disent qu'iels vont l'abattre, les employé·e·s d'UC Global en Espagne qui étaient censé·e·s veiller à la sécurité de l'ambassade équatorienne et qui ont spéculé sur la façon d'empoisonner Julian sur ordre de la CIA, du Mossad ou de Sheldon Adelson.
Vous savez, je l'ignore, je n'y prête pas du tout attention. Je suis surpris que les gens mettent leur énergie à insulter Julian alors qu'ils ne l'ont jamais rencontré. Ils ne l'ont jamais vu et pourtant certaines personnes trouvent le temps et l'énergie d'écrire des choses calomnieuses.
Je suis très surpris que les gens mettent leur énergie dans ce genre de choses, mais je n’y fais pas attention, même pas une minute. Je fais ce que je fais ici avec vous aujourd'hui, je fais ce qui se présente à moi et je passe ensuite à la chose suivante, mais je ne tiens pas compte de ce que cela me coûte.
DR : Depuis le début des audiences d'extradition, le gouvernement américain, en particulier Trump, Mike Pence et Mike Pompeo, ont redoublé d’attaques contre Julian et WikiLeaks. Pompeo l'a même qualifié de « service de renseignement hostile non étatique souvent soutenu par des acteurs étatiques comme la Russie ». L'establishment américain semble leur être hostile, et les deux principaux partis jouent le jeu. Selon vous, quelle devrait être la stratégie des militant·e·s et des journalistes américain·e·s pour contester cette situation ?
JS : Eh bien, tout d'abord, Mike Pompeo est un secrétaire d'État raté, un directeur de la CIA raté, qui a déclaré la guerre à WikiLeaks pour obtenir le soutien de la CIA afin de servir ses futures ambitions de candidat à la présidence.
Le poste de secrétaire d'État est important. Cependant, Mike Pompeo ne me semble pas être une personnalité importante sur le plan historique. L'establishment américain doit s'aligner sur ce que la CIA veut et pense.
Dans ce discours du 23 avril 2017, Pompeo a voulu s'adresser à tous ses employé·e·s pour les soutenir dans sa candidature à la présidence et aussi pour intimider les journalistes, les rédacteur·rice·s et les publications du monde entier. Son seul but est de ruiner votre capacité à apporter des idées et des informations au public, ainsi que notre capacité, en tant que membres du public, à nous parler et à mettre les choses au point en discutant de ce que nous devrions faire et de la façon dont nous devrions vivre notre vie. Iels veulent juste faire à leur guise, déclarer la guerre à qui que ce soit, tuer un autre million de personnes, détruire le Yémen, détruire la Libye, détruire l'Irak, détruire l'Afghanistan, détruire la Syrie, la liste est longue. Des millions de réfugié·e·s inondent le monde et s'installent en Europe.
Le Maghreb dans la tourmente. Le Levant dans la tourmente. Les Palestinien·ne·s tué·e·s. C'est leur objectif. Nous dépendons donc de vous pour nous donner des informations précises afin que nous puissions avoir une opinion juste sur la façon dont le monde se meut autour de nous. Ce que Pompeo veut, c'est que ce qu'il dit soit cru.
Vous pouvez voir leur récit, ils disent qu'il pourrait y avoir jusqu'à cinq millions de personnes depuis 1991 qui sont mortes à la suite de l'invasion de l'Irak par les États-Unis et leurs alliés dans une guerre illégale. Vous pouvez regarder Collateral Murder (« Meurtre collatéral ») et vous pouvez voir un bon samaritain traîner un homme blessé jusqu'à sa voiture pour l'emmener à l'hôpital, et conduire ses enfants à l'école. Assassiné sous vos yeux. Les pilotes d'hélicoptère ont demandé des instructions pour pouvoir tirer sur un homme blessé : deux enfants et deux bons samaritains. Cependant, nous dépendons de vous, journalistes, éditeur·rice·s, publications, pour que vous nous rapportiez les crimes commis par le gouvernement, afin que nous ayons l'énergie de faire bouclier, pour prévenir ces meurtres avec toute la détermination et l'énergie que nous pouvons rassembler pour empêcher le meurtre et la destruction d'un pays entier.
Si je peux me permettre de vous le rappeler, à Melbourne, un million de personnes ont manifesté contre la guerre en Irak. Dans le monde, je pense qu'il doit y avoir 10 millions de personnes au total. Nous ne voulons pas la guerre. Ils nous mentent pour mener des guerres, pour quelque satisfaction que ce soit. Qui voudrait voir et entendre les lamentations des veuves, les cris des enfants. C'est monstrueux. Et nous avons donc besoin d'informations pour dire non.
DR : La nouvelle guerre froide entre les États-Unis (et l'UE), d'une part, et la Chine (et la Russie), d'autre part, menace d'entraîner les gens ordinaires du monde dans une nouvelle confrontation au nom des élites politiques et économiques de ces pays. D'après votre expérience de la recherche d'un soutien international pour Julian, quels sont les meilleurs moyens de forger une solidarité au-delà des frontières ?
JS : Je pense que le meilleur moyen est de parler à vos ami·e·s et de discuter de ces choses pour éveiller les consciences, en dehors de ce que les médias veulent nous faire voir et entendre.
Donc, des conversations en face à face et ensuite des conversations sur les réseaux sociaux suffisent. Ces deux dernières semaines, Facebook, YouTube et Twitter ont supprimé certains sujets de discussion et certains canaux. Ils ont été supprimés parce que nous réussissons, pas parce que personne ne les regarde.
La Coupe du monde de Sotchi en est un bon exemple, un fabuleux succès. Tou·te·s celleux qui sont allé·e·s en Russie sont revenu·e·s plein·e·s d'admiration pour la Russie et l'hospitalité russe. Eh bien, c'est ce qu'il faut, juste des gens ordinaires qui apprennent à se connaître et qui discutent de questions importantes, sans dépendre de CNN ou de quiconque qui parle de ce qu'iels devraient ressentir sur tel ou tel sujet. Il suffit de parler à des ami·e·s, de parler à des groupes de personnes, de parler, d'échanger des idées, de savoir où obtenir de bonnes informations et les choses changeront. J'ai une foi inébranlable dans la capacité et la bonté de l'humanité en général, et j'ai raison à chaque fois parce que dix millions de personnes ont manifesté contre la guerre en Irak, mais quelques centaines ont manipulé les nations pour détruire l'Irak. Les gens ordinaires ne veulent pas la guerre. Nous voulons pouvoir parler à nos ami·e·s et prendre soin de nos familles.
DR : La pandémie de COVID-19 n'a pas seulement révélé les insuffisances de l'ordre économique néolibéral, mais aussi son instabilité croissante et le désespoir de se maintenir. Cela est également vrai pour les gouvernements de droite des États-Unis, du Brésil et de la Bolivie qui cherchent à faire taire les journalistes et les rapports concernant la mauvaise gestion de la pandémie. Nous constatons que le journalisme indépendant est attaqué dans le monde entier, par la censure, l'intimidation, les menaces et les assassinats. Quelle devrait être la meilleure façon de les combattre ?
JS : Ces gouvernements ne peuvent même pas s'occuper de leurs propres populations, et encore moins ordonner le monde de manière décente. Et leurs ambitions sont d'ordonner le monde alors qu'ils ne peuvent même pas s'occuper des habitant·e·s de Seattle (...). Bien sûr qu'ils oppriment les journalistes. Bien sûr qu'ils oppriment les publications. Bien sûr qu'ils suppriment les mandats pour vous permettre de diffuser sur un certain spectre. Les plateformes sont supprimées parce que nous continuons à comprendre et à exposer leurs défauts criminels.
En fait, ils considèrent l'expression « immunité collective » comme quelque chose de scientifique, ils envisagent en fait de laisser mourir des centaines de milliers de personnes âgées.
On ne vieillit pas et on ne va pas mieux, on vieillit et on devient un peu plus malade. La simple idée d'envisager de supprimer la dimension stable d'une société altère l'équilibre des gens - les jeunes sont pleins de vigueur et les vieux pleins de prudence, c'est un juste équilibre dans la société - en les laissant mourir, pour une raison quelconque que nous ne pouvons pas discerner. Cela ne coûte plus d’argent de s'occuper d'une partie de la société. Vous n'y perdez rien, en fait vous accédez à l'expérience et au jugement de la partie la plus âgée de votre société. C'est donc incompréhensible, comme le néolibéralisme lui-même, personne ne comprend pourquoi nous l'avons, mais il est là.
Denis Rogatyuk est journaliste à El Ciudadano (« Le citoyen »), écrivain, collaborateur et chercheur dans de nombreuses publications dont Jacobin, Tribune, Le Vent Se Lève, Senso Comune (« Sens commun »), et d'autres.