Women's Rights

Avortement libre au-delà des frontières

Suite à la décision de la Cour suprême du Mexique de dépénaliser l'avortement, les féministes du pays continuent d'aider les gens à accéder aux soins. Leur travail peut servir de modèle aux militant·e·s états-unien·ne·s qui se heurtent aux limites des services de santé publics.
Pendant que l'avortement était dépénalisé au Mexique, les défenseur·euse·s de la cause aux États-Unis, au nord de la frontière, essuyaient des revers dévastateurs. Le moment est venu de relancer les réseaux de solidarité transfrontaliers et de développer en profondeur un mouvement transnational de justice reproductive, centré sur l'autonomie corporelle et sur des options diverses et dignes pour les personnes enceintes.

Crystal, une acompañante (accompagnatrice) en avortement du Mexique, porte un bandana vert attaché à son sac à dos, signe de sa participation à la marea verde, la « marée verte » de militantisme en faveur des droits de reproduction, qui s’amplifie dans toute l'Amérique latine. Elle transporte dans son sac des brochures du réseau Safe Abortion Network de Tijuana et de Las Bloodys, le collectif féministe qu'elle a contribué à fonder. Conçus pour se plier en un rectangle précis pouvant s’insérer discrètement dans une poche arrière, les dépliants expliquent comment procéder à un avortement en toute sécurité, en évitant les risques juridiques et médicaux.

Le 7 septembre, la Cour suprême du Mexique a dépénalisé l'avortement, qui était  illégal jusqu'au mois dernier dans l'État de Baja California où vit Crystal, et dans une grande partie du reste du pays. Cette récente décision permettra éventuellement d'améliorer l'accès aux soins liés à l'avortement et de libérer les femmes emprisonnées en vertu des lois précédentes, souvent simplement parce qu'elles étaient soupçonnées d'avoir interrompu intentionnellement une grossesse. Mais il faudra un certain temps pour que cette décision prenne effet dans les 32 États du Mexique, en particulier dans les 17 États qui ont adopté des amendements constitutionnels déclarant que la vie commence dès la conception. Et si la décision protège les demandeuses d'avortement contre les poursuites, elle ne garantit pas l'accès universel. Bien que le mouvement pour les droits reproductifs au Mexique attende cette décision depuis longtemps, « rien ne va changer pour nous », m'a dit Crystal après l'annonce de la nouvelle. « La légalisation n'a jamais été notre objectif final. »

« Notre travail ne s'arrêtera pas tant que l'avortement ne sera pas libre », a-t-elle poursuivi. « Queremos el aborto libre. » Crystal a précisé qu'aborto libre ne signifiait pas seulement avortement gratuit, mais aussi libre comme dans libéré; libéré de la stigmatisation, du contrôle médical et des restrictions légales, libre pour les personnes enceintes de prendre la meilleure décision pour elles-mêmes. Dans les années qui ont précédé la décision de septembre, des collectifs d'acompañantes comme Las Bloodys, Las Confidentas et Las Libres ont apporté un soutien émotionnel, logistique et même médical, aux personnes souhaitant avorter. Ce réseau informel redéfinit la lutte pour la justice reproductive.

Alors que l'avortement était dépénalisé au Mexique, les défenseur·seuse·s de la cause au nord de la frontière devaient essuyer des revers dévastateurs, dont le projet de loi 8 du Sénat du Texas, qui restreint sévèrement l'accès à l'avortement dans l'État, et l'annonce par la Cour suprême qu'elle entendrait les arguments concernant l'interdiction de l'avortement après quinze semaines de grossesse dans le Mississippi,  un défi direct à Roe v. Wade. Durant ce moment difficile, le mouvement des acompañantes au Mexique peut enseigner aux militant·e·s états-unien·ne·s comment mobiliser leur base, là où l'accès restreint est la norme. Leur modèle flexible et holistique de prise en charge de l'avortement anticipe les limites des services de santé publics et de l’institution médicale officielle. Le moment est venu de relancer les réseaux de solidarité transfrontaliers et de développer en profondeur un mouvement transnational de justice reproductive, centré sur l'autonomie corporelle et sur des options diverses et dignes pour les personnes enceintes.

Collations et pantoufles pour tout le monde

Avant la décision de septembre, les acompañantes oeuvraient souvent en marge de la loi pour combler les lacunes du paysage inégal des droits reproductifs au Mexique. Avec le soutien des organisations féministes et de défense des droits de reproduction du Mexique, elles mettaient les personnes en contact avec les ressources médicales et juridiques officielles et finançaient les déplacements à Mexico et dans les quelques autres endroits où l'avortement était légal. Bien que les acompañantes aient aidé à amener les personnes dans les cliniques, elles ont constaté que beaucoup préféraient s'administrer elles-mêmes l'avortement en utilisant le misoprostol, ou « miso », un médicament contre les ulcères et un abortif efficace en vente libre au Mexique. Bien que les données soient difficiles à obtenir, on estime que 30 pour cent des avortements dans le pays sont provoqués à l'aide du « miso ». L'un des nombreux rôles de l'acompañante est donc d'aider à minimiser les risques liés aux avortements autogérés.

De nombreux collectifs encouragent les personnes à passer des échographies dans les cliniques et à envoyer les résultats à des professionnel·le·s de la santé allié·e·s, pour confirmer le succès d'un avortement auto-administré. La plupart des collectifs recommandent également de prendre le miso par voie orale plutôt que par voie vaginale, afin de réduire la possibilité qu'un·e prestataire de soins peu compatissant·e trouve des preuves résiduelles. Sans preuve physique ni aveu, les femmes peuvent prétendre qu'un avortement planifié était une fausse couche survenue spontanément.

Si la récente décision de la Cour suprême réduit les risques juridiques auxquels les acompañantes et les demandeuses d'avortement sont confrontées, elle ne signifie pas pour autant la fin du travail des collectifs féministes de base. Même s'il existait une garantie légale de soins gratuits en matière d'avortement, « nous voyons toujours un rôle important pour les acompañantes », a déclaré Natalia, membre de Las Confidentas. « Notre objectif ultime est de déstigmatiser et d'abolir la violence obstétricale. Même lorsque cet objectif sera atteint, il est probable que les personnes voudront toujours être accompagnées, pour s'assurer qu’elles reçoivent le type de soutien émotionnel que même les cliniques les plus chics ne sont pas toujours en mesure de fournir. »

Certaines des cliniques « luxueuses », les cabinets privés de Mexico qui proposent des avortements légaux jusqu'à la douzième semaine de grossesse, proposent des forfaits de soins échelonnés. Une intervention chirurgicale en clinique coûte environ 200 dollars américains ; l'anesthésie est en sus. Pour 100 dollars de plus, vous pouvez obtenir des collations, des pantoufles et une chambre privée pour récupérer. Pour quelqu'un qui gagne le salaire minimum quotidien de 7 dollars au Mexique, ce sont des luxes inabordables. « Nous travaillons à l'avènement d'un monde où chacune peut avoir des collations et des pantoufles avec son avortement », a fait remarquer Marina, une autre membre de Las Confidentas.

Les acompañantes accueillent souvent des femmes chez elles pour leur offrir un endroit sûr où s'administrer elles-mêmes la pilule abortive. « Pour zéro peso, vous pouvez venir chez moi, et je m'assurerai que vous êtes à l'aise, que vous avez des collations, une bouillotte, et Netflix », dit Marina en riant. Puis elle redevient sérieuse : « C'est ridicule. Comment se fait-il que seul·e·s les riches aient accès à ce genre de soutien ? ».

Au-delà de Roe

Avant la décision de la Cour suprême dans Roe v. Wade en 1973, le paysage de l'avortement aux États-Unis ressemblait davantage à celui du Mexique avant le 7 septembre. À savoir, bien qu'il n'y ait pas d'accès garanti, un solide réseau de militant·e·s aidait à fournir des soins d'avortement. Plusieurs acompañantes ont mentionné s'être inspirées de mouvements clandestins et de réseaux féministes aux États-Unis. Marina a fait référence au Jane Collective, un groupe militant de Chicago disposant d'une ligne téléphonique anonyme qui mettait les femmes enceintes en contact avec des services d'avortement et formait des professionnel·le·s non médicaux·ales pour les pratiquer. Silvia, une acompañante de Mexicali, se souvient d'avoir reçu une formation dans les années 1970 par le biais d'un réseau de solidarité binational qui apprenait aux militant·e·s des deux côtés de la frontière à pratiquer des avortements chirurgicaux, une méthode devenue moins courante avec l'arrivée et la disponibilité des médicaments abortifs.

Bien que nombre de ces groupes de solidarité transnationaux clandestins aient disparu après Roe, il existe toujours des réseaux de militant·e·s qui soutiennent l'accès à l'avortement aux États-Unis en mettant les gens en contact avec des ressources et divers types de soins; en particulier pour les femmes de couleur et les personnes vivant dans des zones conservatrices et à faibles revenus. La légalisation n'a jamais signifié la fin des efforts d'organisation et de mobilisation de la base, en grande partie parce que Roe n'a jamais apporté l'aborto libre universel, contrairement à ce que les gens pensent parfois.

Les organisations dirigées par des militant·e·s noir·e·s et brun·e·s, comme le SisterSong Women of Color Reproductive Justice Collective basé en Géorgie, se sont efforcées d'élargir la façon dont les défenseur·euse·s états-unien·ne·s des droits reproductifs conçoivent la lutte pour l'autonomie corporelle et le droit de choisir. Dans Reproductive Justice: An Introduction (Justice reproductive: une introduction), les universitaires et militantes Rickie Solinger et Loretta Ross expliquent que la « justice reproductive » est la reconnaissance du « droit humain de maintenir l'autonomie corporelle personnelle, d'avoir des enfants, de ne pas en avoir et d'élever les enfants que nous avons dans des communautés sûres et durables ». Les militant·e·s mexicain·e·s en faveur de l'avortement et les principales organisations de défense des droits reproductifs adoptent également le langage de la justice reproductive. Des organisations à but non lucratif comme GIRE établissent des liens avec les luttes des travailleur·euse·s domestiques et présentent la justice reproductive comme un appel à des droits sociaux et économiques plus solides, notamment un accès accru au congé parental et à d'autres formes de soutien pour les personnes qui choisissent d'être parents.

Par le biais de la formation et du plaidoyer, SisterSong et d'autres organisations militantes encouragent les réseaux informels de bénévoles à soutenir les femmes enceintes sur le plan économique, logistique et émotionnel. De plus en plus de collectifs de doulas radicales oeuvrant à tous les stades, composées de soignantes sans formation médicale, trouvent des moyens d'aider les personnes à travers l’ensemble des étapes potentielles d'une grossesse, soit préconception, naissance, avortement, post-partum et au-delà. En Californie, à New York, au Kentucky, au Texas et dans d'autres États, ces groupes attirent l'attention sur les disparités raciales et économiques en matière de soins reproductifs.

Avortements autogérés accompagnés

Le misoprostol est utilisé comme abortif depuis les années 1980. Le régime d'avortement médical le plus courant aujourd'hui est une combinaison de misoprostol et de mifépristone, ou "mifé", comme l'appellent les acompañantes. Le mifé/miso est efficace à 98 pour cent jusqu’à soixante jours de gestation, tandis que le miso seul dans la première phase de gestation est moins efficace, avec 75 à 85 pour cent de chances d'interrompre une grossesse. Les acompañantes préfèrent utiliser la combinaison, mais le mifé n'est pas en vente libre, de sorte que la plupart des acompañantes ne fournissent que le miso aux demandeuses d'avortement.

Si les avortements volontaires sont devenus plus sûrs au cours des décennies suivant la mise sur le marché des abortifs, les risques juridiques sont restés les mêmes. Tant au Mexique qu'aux États-Unis, des personnes ont été poursuivies pour avoir pratiqué des avortements à domicile sans ordonnance. En 2015, une femme de l'Indiana a été accusée d'homicide fœtal pour avoir pris des médicaments provoquant l'avortement. Vingt-huit États ont des lois sur l'homicide fœtal comme celle de l'Indiana. Au Mexique, les personnes même soupçonnées d'avoir cherché à se faire avorter risquent jusqu'à six ans de prison. Selon les chiffres du GIRE, il y a eu annuellement environ 500 enquêtes pénales sur l'avortement depuis 2015. Quatre-vingt-dix-huit de ces affaires ont abouti à des condamnations. Avec la décision de la Cour suprême du Mexique en septembre, le fait d'être soupçonné d'avoir recours à l'avortement ne sera plus criminalisé de cette manière.

Les défenseur·euse·s de l'autogestion des soins des deux côtés de la frontière souhaitent une législation qui permette aux gens de choisir la procédure d'avortement qui leur convient le mieux. En attendant, des organisations non gouvernementales internationales telles que Women Help Women fournissent des ressources contenant des instructions détaillées sur la manière de procéder à un avortement en toute sécurité partout dans le monde.

Illégal n'est pas forcément synonyme d'insécurité

Les militant·e·s des droits reproductifs insistent souvent sur les efforts que les personnes sont prêtes à faire lorsqu'elles décident d'interrompre une grossesse, et sur les décès causés lorsque les services ne sont pas légaux. La décision Roe de 1973 a été suivie d'une chute rapide des décès maternels, ce qui montre à quel point la légalisation est importante pour améliorer l'accès à des soins sûrs. Mais ces récits peuvent aussi renforcer la stigmatisation des soins autogérés et minimiser le soutien financier, émotionnel et autre, dont une personne enceinte peut avoir besoin. Les défenseur·euse·s d'une prise en charge radicale de l'avortement font valoir que tous les avortements illégaux autogérés ne sont pas intrinsèquement dangereux et qu'ils peuvent élargir considérablement l'accès. L'importance de centrer les soins sur les besoins et les préférences de la personne enceinte plutôt que sur l'autorité d'un·e médecin ou du gouvernement est l'une des nombreuses leçons importantes que l'on peut tirer du travail des militant·e·s mexicain·e·s.

Crystal est encouragée par la décision de la Cour suprême du Mexique, mais elle souhaite également que le mouvement mondial pour la justice reproductive pense au-delà des obstacles et des batailles juridiques. « La lutte juridique est importante, mais ce n'est pas la seule voie pour atteindre l’aborto libre », a-t-elle déclaré. Les nouvelles du Texas ont confirmé la conviction de Crystal que des visions plus radicales de la justice reproductive sont nécessaires. « Je travaille à l'avènement d'un monde où nous possédons toutes les connaissances médicales et phytothérapeutiques nécessaires pour gérer une grossesse comme nous le souhaitons, et accéder aux ressources que nous sommes les seules à pouvoir juger nécessaires », a-t-elle déclaré.

Mon message aux militant·e·s de la procréation aux États-Unis est de ne pas laisser les batailles juridiques nous empêcher d'imaginer d'autres moyens de prendre soin les unes des autres et de nous-mêmes. Les femmes ont toujours trouvé un moyen et nous continuerons à le faire. Décriminalisé, légalisé, cela n'a pas d'importance. Nous sommes là pour vous, nous vous enverrons des pilules par la poste, nous vous expliquerons nos tactiques. Tout ce dont vous avez besoin.

Zoé VanGelder est membre du collectif de narratrices transnationales  En Nepantla et une universitaire militante qui poursuit son doctorat en anthropologie à l'université de Stanford.

Photo: ProtoplasmaKid / Wikimedia Commons

Available in
SpanishEnglishGermanFrench
Author
Zoé VanGelder
Translators
Nicole Gagnon and Roxane Valier-Brasier
Date
19.01.2022
Source
DissentOriginal article🔗
Privacy PolicyManage CookiesContribution SettingsJobs
Site and identity: Common Knowledge & Robbie Blundell