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Que peut apprendre la gauche occidentale de la victoire éclatante de Lula ?

La jubilation internationale  suite au retour politique incroyable  de Lula da Silva risque de cacher l’ampleur des dépenses  financières qu’il devait vaincre  ainsi que la constitution d’une nouvelle coalition progressiste réorganisée qu’il dirige actuellement  et qui changera la politique brésilienne pendant une génération.
Le Parti des travailleur.s-euse.s au Brésil vient de gagner l’élection la plus serrée de l’histoire du pays. De l’homme politique emprisonné jusqu’en 2019  à l’actuel Président élu avec le plus grand nombre des plus nombreuses voix de l’histoire du pays, Lula a créé une coalition solide afin de surmonter tous les obstacles, les dénigrements et l’emploi illégal des fonds publics déployés contre lui.

On ne saurait sous-estimer dans quelle mesure Bolsonaro s’est servi de tous les leviers à sa portée  afin d’être réélu. Au début de l’année, le gouvernement fédéral a fait adopter par le Congrès une augmentation de 50% pour le programme de paiement en espèces ‘Auxilio Brasil’, la version rebaptisée par Bolsonaro de la ‘Bolsa Familia’ naguère un programme du Parti des Travailleur.euse.s.  La démarche s’est étendue afin d’inclure davantage de familles au sein du programme. Puis, après le premier tour des élections, son régime a demandé aux  banques publiques de commencer à octroyer des micro-crédits garantis par le gouvernement aux bénéficiaires d’Auxilio Brasil. Bolsonaro a également  annoncé  178 milliards de réais en dépenses publiques pour l’exercice 2023 afin d’essayer de gagner la confiance des électeurtrice.s  de la classe ouvrière.

En outre, la campagne de Bolsonaro a bénéficié énormément des plateformes de médias sociaux, les lois régissant le financement des élections au Brésil et des dons en espèces fournis par des allié-es nanti-es. Selon des chercheur.euse.s de l’Université fédérale de Rio de Janeiro, l’algorithme de YouTube a fortement recommandé le contenu favorable à Bolsonaro à ses usager.ère.s, surtout celleux du  “Jovem Pan” (55 % des premières  recommandations), un allié médiatique principal de Bolsonaro. Il semble que la nouvelle politique de YouTube  concernant le contenu algorithmique, visant  à recommander un contenu "informatif, pluriel et provenant de sources réputées", a pu privilégier Jovem Pan qui a pu être qualifié de média grand public.

Bolsonaro a également compté sur un grand magot financier constitué par ses allié.e.s du monde des affaires. Alors que la loi électorale brésilienne interdit aux entreprises de faire des dons aux campagnes politiques, les limites aux contributions publiques sont laxistes. Les milliardaires peuvent contribuer jusqu’à un maximum de 10 % de leur revenu annuel brut aux campagnes électorales, ce qui a permis à Bolsonaro d’empocher presque 100 millions de réais en donations, soit 21 fois plus que Lula.

Puis, le jour de l’élections, le gouvernement de Bolsonaro a mobilisé la police fédérale attitrée aux autoroutes effectuer des points de contrôle partout dans le pays, visant particulièrement le Nord-est et des zones du Sud-Est connues comme faisant partie des fiefs de Lula. Quand le Président de la Cour électorale, le juge Moraes a interdit ces opérations le jour de l’élections, la police fédérale des autoroutes a désobéi l’ordre les sommant de cesser. Ce fut la dernière étape d’une série de mesures illégales.

Malgré tout cela, le PT a gagné, et un Président en exercice a essuyé la défaite aux urnes pour la première fois depuis le retour à la démocratie en 1985. Pour comprendre comment Lula a pu rassembler sa coalition dans une course si contestée, nous devons d’abord comprendre comment était constitué son large front politique. La direction du Parti des Travailleur.euse.s s’est rendu compte qu’il lui fallait tout l’appui qu’elle pouvait mobiliser afin de battre Bolsonaro, mais le fait de nouer des alliances avec d’autres ne signifiait pas abandonner ou abdiquer leurs racines favorables au travailleur.euse.s.

Lula a remporté les élections en créant une véritable coalition. Il ne s’agissait pas du genre que l’on voit d’habitude dans les organisation libérales occidentales qui ressemblent beaucoup à des relations abusives, où les libéraux centristes dictent les politiques technocratiques et où les gauchistes sont priés-es de se taire au risque d’aider l’élection d’une goule de droite. Au sein de la coalition gagnante du PT, les partenaires ont pu discuter des politiques à bâtons rompus et décider de ce qui était populaire auprès des électeurs et quel devait être le message gagnant.

Mais l’égalité dans la coalition ne nous a pas été donnée sur un plateau d’argent. Le Brésil n’est pas une terre magique où les libéraux sont spécialement éclairés et permettent à la gauche de faire un apport significatif. Force est de constater que bon nombre d’entre eux ont voté afin d’élire Bolsonaro. Les libéraux-ales brésilien.ne.s n’ont pas acquiscé aisément à la politique de la classe ouvrière que prône Lula. Iels y ont opposé une résistance et les suspects  habituels ont déjà entrepris des démarches pour exercer une pression sur le PT pour qu’il gouverne sur des bases centristes néolibérales. Encore une fois, il ne s’agit pas de politicien.enne.s de haut niveau.; il n’est pas très intelligent de demander à ce que le PT gouverne comme le PSDB de centre-droit, un parti déjà dissout. En effet, ce sont les politiques de ce genre qui ont débouché sur l’élection de Bolsonaro dans  un premier temps et, chemin faisant, ont enterré le PSDB.

La raison pour une coalition aussi équilibrée n’est pas non plus le discours politique dans la sphère publique. Pour y arriver nous n’avons pas cherché dans le “marché des idées”. Alors que Lula est un homme politique phénoménal, doué d’un charisme particulier et doté d’un talent lui permettant d’envoûter son public, sa carte maîtresse est le pouvoir. En bref, le PT est une organisation massive, issue d’une coalition unissant  le mouvement ouvrier, des universitaires de gauche, le clergé de gauche, des anciennes guérillas de gauche et de multiples mouvements sociaux dont le MST, le plus important. Indépendamment de la ville ou du.de la candidat.e, le PT récolte toujours  au moins 25 % des voix au Brésil. La taille, la popularité, l’organisation et les ressources du parti permettent à la direction d’exercer un tel pouvoir en faveur de ses politiques et campagnes. Lula lui-même a été le président le plus populaire que le Brésil ait jamais connu. À la fin de son deuxième mandat, sa cote de popularité s’élevait à 83 %. Ce sont des chiffres qui rappellent Saddam Hussein. Cela permet un effet de levier important.

En plus de cela, Lula est un véritable modéré. Il n’est ni le démocrate centriste des États-Unis, ni le genre Blair, mais un vrai modéré, doté de capacités de négociation peaufinée par des décennies dans le mouvement syndical. Il se sert de ces capacités afin de tirer parti de son pouvoir pour arriver à des compromis avec les deux camps de sa coalition. Le PT n’as pas simplement avalisé les politiques des partenaires du monde des affaires, il n’a pas non plus passer par des groupes de discussion avant d’atteindre les tribunes. Ils ont combiné des politiques et des stratégies de campagne de la gauche actuelle et du centre-droit.

Son talent politique comprend sa capacité de prévoir les dynamiques et les tendances politiques. Il savait que Bolsonaro allait le calomnier comme il l’a fait. Bolsonaro a tout fait, il a enfreint toutes les lois imaginables. Lula avait compris que s’il devait réellement battre Bolsonaro, il devait se battre pour chaque voix possible et, pour ce faire, il fallait une coalition très grande sans compromettre les valeurs démocratiques.

La campagne de Lula a reflété cette position. Pour chaque politicien.ne qui a rejoint le partenariat il y avait également 2 ou 3 militant.e.s radicaux.ales socialistes pour la cause du logement. Lula a réussi à nommer son rival d’antan Alckmin à la vice-présidence mais il a aussi obtenu le soutien du PSOL, le parti socialiste créé par d’ancien.enne.s gauchistes du PT qui avaient été expulsé.e.s  du parti dans les années 2000 pour leurs positions trop radicales.  

Pour chaque vidéo de musique avec des célébrités de premier plan, il y avait également des rassemblements dans une favela avec les militant.e.s locaux-ales et les dirigeant.e.s communautaires. À la rhétorique Clinton-esque de 2016 expliquant comment Bolsonaro menaçait la démocratie, le PT a combiné des véritables politiques substantielles cherchant à  combler les besoins matériels de la classe ouvrière. Les publicités du PT ont fortement reflété les conditions difficiles de vie des Brésilien.ne.s pauvres et évoquaient les modalités d’intégrer au budget fédéral les besoins du peuple en matière de logement, voire des besoins alimentaires.

Lula a obtenu le soutien de la plupart des grand.e.s banquier.ère.s du pays, mais n’a pas hésité à dénoncer les réformes anti-ouvrières adoptées avec leur appui au lendemain du coup  d’État contre Dilma Rousseff. Le programme de la coalition a clairement indiqué que le nouveau gouvernement abrogerait de telles réformes afin d’améliorer les droits des travailleur.-euse.s. Il a même traité l’ancien vice-président de Dilma, Temer, de ce qu’il est: un putschiste (un architexte de coup d’État). Pourtant, la fille de ce dernier a voté pour lui.

NB : si vous êtes fan de la musique brésilienne, vous a avez peut-être pensé immédiatement à cette chanson : “Jorge Maravilha”, composée par Chico Buarque pendant la dictature militaire, motivée par une situation assez bizarre qu’il a vécu après l’un de ses multiples accrochages avec la police de la dictature. Après son arrestation, un policier a demandé à Chico d’autographier l’un de ses albums pour sa fille. La chanson qui a réussi à éviter la censure dans un premier temps et était sortie sous le pseudonyme de « Julinho de Adelaide » synthétise magistralement la rencontre : « Une fille entre les mains vaut deux parents en brousse … Vous ne m’aimez peut-être pas, mais votre fille m’aime ». La chanson a aussi gagné en popularité après que des  rumeurs aient vu le jour, mais démenties plus tard par Chico, rumeurs selon lesquelles la chanson aurait été composée pour critiquer  le dictateur, le Général Geisel, dont la fille était une grande fan de Buarque.

Quand on lui a demandé si son conseil de ministres aurait une représentation paritaire entre hommes et femmes, il a simplement reconnue que  la nomination de ses ministres serait faite après les élections et qu’il faudrait la négocier  au sein de la coalition. Il a toutefois fait passer  la discussion de la représentation à la répartition, expliquant comment son gouvernement aborderait les questions affectant les femmes de façon disproportionnée comme par exemple l’écart de salaires en fonction du genre, la garde d’enfants, la violence conjugale, indépendamment du genre du.de la ministre. 

Lula a pu accomplir ceci grâce à sa capacité à démontrer la popularité de ses politiques. Les chiffres exprimant la popularité de Lula en 2011 reflètent non seulement l’efficacité de ses politiques en matière de l’amélioration de la vie des Brésilien.ne.s de la classe ouvrière, mais aussi comment la population lui en a su gré. En fin de compte les libéraux.ales n’avaient d’autres choixque d’accepter de mener la campagne sur la base de ces politiques. En outre, la prise de position de Bolsonaro a reflété la popularité des politiques de redistribution  de Lula. Pendant les mois précédant les élections et même en pleine campagne, Bolsonaro a essayé de mettre en œuvre maintes politiques susceptibles de bénéficier à la classe ouvrière afin de réduire les marges de Lula. 

Ces mesures semblent incompatibles avec la politique de Bolsonaro qui émane de son ministre de l’économie, Paulo Guedes, adepte de l’école de Chicago. Cependant Guedes a adhéré minutieusement à la lettre adressée par son mentor à Pinochet : utiliser les paiements directs en espèces aux pauvres comme moyen de cacher les désastres socio-économiques déclenchés par ses politiques économiques d’austérité. Encore une fois, la droite radicale démontre son penchant étrange à essayer d’aider les fascistes à se maintenir au pouvoir.

Pourtant, la gauche a rapidement neutralisé quelques-unes de ces tactiques. Lorsque ces paiements en espèces étaient soumis au  vote en toute urgence, par un coup de génie le PT a voté en leur faveur. Le parti a déclaré qu’il ne pouvait pas voter contre les besoins matériels de a population et il a ajouté ce message a sa publicité : « prenez les 600 réais d’une main, et votez pour Lula de l’autre ».

Lula et sa coalition ont battu Bolsonaro et ses manigances en réunissant un large front, fidèle à ses politiques et son style de campagnes ouvrières énormément populaires tout en permettant la contribution du centre-droit. Cela devrait servir d’inspiration à tout projet politique de gauche occidentale couvrant un large spectre qui se heurte actuellement à de tels extrémistes. La gauche brésilienne a uni ses forces en sachant bien qu’il n’y a pas de garantie qu’elle gagne chaque débat au sein du futur gouvernement de coalition. Après tout, en 2003 le centre-droit a forcé la main du PT afin d’approuver les réformes des retraites du secteur public, ce qui s’est conclu par l’expulsion de quatre député.e.s du PT qui fondèrent ultérieurement le PSOL. Cependant, les leaders du PT et du PSOL ont énormément mûri au cours de la décennie écoulée et même nos partenaires du centre-droit ont été obligés de se déplacer vers la gauche à cause  du désastreux régime fasciste de Bolsonaro. Et lorsqu’il sera question de gouverner et de résister aux attaques de l’opposition d’extrême droite, la gauche saura exactement ce qu’il faut faire: maintenir notre coalition unie d’une main et pousser Lula vers la gauche de l’autre.

Alex Fleck  mène  des recherches sur les médias sociaux, le droit et la criminologie et s'intéresse particulièrement à la politique et à l'Amérique latine.

Available in
EnglishFrench
Author
Alex Fleck
Translators
Fatoumata Toure and Valérie L'Heureux
Date
04.11.2022
Source
Original article🔗
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