La pire crise humanitaire au monde vient de trouver un nouvel épicentre. La prise d’El-Fasher marque le début d’un chapitre encore plus sombre de l’histoire du Soudan.
La prise d’El-Fasher, dans le Darfour du Nord, par les Forces de soutien rapide (FSR) soutenues par les Émirats arabes unis (EAU) le 26 octobre 2025, marque un tournant catastrophique dans la guerre civile soudanaise et annonce la poursuite effrayante du mécanisme de nettoyage ethnique qui sévit dans la région depuis des décennies. Avec plus de 260 000 civils piégés dans la ville assiégée, la chute du dernier grand bastion des Forces armées soudanaises (FAS) au Darfour a immédiatement conduit à des rapports effrayants faisant état d’exécutions de masse, de déplacements massifs de population et de l’aggravation d’une crise humanitaire déjà considérée comme la pire au monde.
El-Fasher est plus qu’une simple capitale ; c’est la capitale historique du sultanat du Darfour et une passerelle essentielle reliant le Soudan à l’Afrique centrale et l'Afrique de l'Ouest. Son importance stratégique et symbolique est immense. La ville est depuis longtemps un refuge pour les personnes déplacées à l’intérieur du pays (PDI) depuis le déclenchement de la première guerre du Darfour en 2003, lorsque les milices Janjaweed, précurseurs directs de la RSF, ont lancé une campagne de terreur contre les groupes autochtones non arabes.
La rébellion de 2003 a été lancée par les mouvements de libération du Darfour, principalement composés de groupes autochtones non arabes tels que les Masalit, les Zaghawa et les Four, en réponse à des décennies de marginalisaton imposée par Khartoum et au traitement préférentiel accordé aux groupes nomades arabes, leur permettant d’empiéter sur les terres agricoles autochtones. La chute de la ville aux mains des FSR, un groupe directement lié aux auteurs du génocide de 2003, envoie un signal profond et terrifiant à la population non arabe de la région.
Suite à la destitution de l'ancien président Omar el-Béchir en 2019, l’Accord de paix de Juba (JPA) a été signé. Parmi les principaux signataires figuraient les mouvements de libération du Darfour dirigés par le Mouvement/Armée de libération du Soudan (MAS/A) de Minni Minawi et le Mouvement pour la justice et l’égalité (MJE) de Jebril Ibrahim. Ces groupes s'étaient alignés sur le gouvernement de transition, lequel comprenait alors à la fois les FAS et les FSR.
Lorsque la guerre entre les FAS et les FSR a éclaté en avril 2023, ces mouvements du Darfour ont initialement adopté une position de neutralité, appelant à un cessez-le-feu et créant la Force conjointe de protection du Darfour pour protéger les civils. Cependant, cette neutralité a volé en éclats après que les FSR ont mené une campagne brutale de nettoyage ethnique contre le groupe Masalit à El Geneina, dans l’ouest du Darfour, entraînant des massacres et des déplacements de population massifs.
En novembre 2023, quatre des mouvements des Forces conjointes du Darfour, dont le MJE et le MLS/A-Minawi, ont renoncé à contrecœur à leur neutralité pour s'allier aux FAS, l’armée même qui avait orchestré le génocide contre eux deux décennies plus tôt. Cette décision, motivée par l’intention génocidaire manifeste des FSR, a réuni d’anciennes victimes et leurs anciens bourreaux face à une menace existentielle commune et plus immédiate.
Depuis le début de la guerre, les FSR ont pris le contrôle de quatre des cinq États du Darfour, le Darfour-Nord, et plus particulièrement El-Fasher, restant une zone partiellement contestée. Lorsque les FAS ont gagné du terrain dans les États centraux comme Khartoum et Gezira au début de 2025, les craintes se sont intensifiées que les FSR cherchent à prendre le contrôle total du Darfour afin de compenser leurs pertes.
L’intensification du siège d’El-Fasher a commencé au début de l’année 2025, démontrant une intention claire de renforcer le contrôle sur toute la région du Darfour. L’impact humanitaire a été dévastateur.
En avril 2025, les FSR ont attaqué le camp de Zamzam, le plus grand camp de déplacés internes du Soudan, situé à la périphérie d’El-Fasher, qui comptait encore environ 500 000 personnes au début de 2025. Des rapports datant d’avril 2025 indiquent que les RSF avaient lancé une vaste offensive terrestre, entraînant la mort de civils et l’incendie d'une partie du camp. Les humanitaires ont signalé que la population avait déjà chuté de 70 pourcents, passant de 700 000 en mars à 200 000 en septembre, et que des milliers de familles avaient été à nouveau déplacées de force, beaucoup fuyant vers le sud, à Tawila, qui accueille désormais environ 600 000 personnes déplacées (ReliefWeb/ONU Info, octobre 2025). Les habitant·e·s du camp, déjà affamé·e·s et bombardé·e·s, ont été victimes de nouveaux pillages et actes de violence.
Le siège de 18 mois a provoqué un blocus humanitaire d'une extrême gravité. En octobre 2025, au moins 20 personnes civiles auraient été tuées lors d’attaques menées par les FSR visant le dernier hôpital encore en service et une mosquée à El-Fasher, où des personnes déplacées avaient trouvé refuge, soulignant la nature aveugle de la violence.
Le principal objectif des FSR était la base de la 6e division d’infanterie des FAS à El-Fasher. Sa chute, le 26 octobre 2025, a confirmé la prise de contrôle de la ville et signalé que les FSR contrôlent désormais effectivement l’ensemble de la région du Darfour, confirmant les avertissements des analystes quant à une partition potentielle du Soudan.
Au lendemain de cet évènement, les rapports faisant état d’atrocités se sont multipliés. Le Sudan Doctors Network a affirmé que des dizaines de personnes avaient été tuées lors d’un « massacre horrible... dans le cadre d'un crime de nettoyage ethnique » après la prise de la base militaire par les FSR. L’Organisation internationale pour les migrations (OIM) a signalé qu’entre 2 500 et 3 000 personnes avaient été déplacées de la ville rien que le 26 octobre, et que des milliers d’autres avaient été déplacées au cours des jours précédents. Des vidéos, bien que difficiles à vérifier en raison d’une coupure des télécommunications, ont circulé en ligne, semblant montrer des combattants des FSR invectivant et exécutant des hommes qu’ils accusaient d’être des soldats.
Le moment choisi pour la prise d’El-Fasher semble avoir un lien direct avec les pourparlers de paix indirects en cours facilités par le « Quad », qui se compose des États-Unis, des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. Ces discussions visent principalement à obtenir une trêve humanitaire de trois mois et un cessez-le-feu permanent.
Le principal intermédiaire des États-Unis dans ces négociations est Massad Boulos, un homme d’affaires libano-américain, conseiller principal du président Donald Trump pour l’Afrique, qui et également le beau-père de sa plus jeune fille. Boulos, qui n’a aucune expérience connue dans le domaine de la résolution de conflit au Soudan, a mené les pourparlers en se basant sur une feuille de route conçue par le Quad ; laquelle comprend l’arrêt de l’aide étrangère aux parties belligérantes.
De nombreux analystes considèrent la prise d’El-Fasher par les FSR comme une manœuvre stratégique encouragée par les Émirats arabes unis afin de renforcer la position de négociation des FSR. Les Émirats arabes unis ont été accusés à plusieurs reprises de fournir un soutien militaire direct aux FSR, souvent sous couvert de missions humanitaires, des allégations que les Émirats arabes unis démentent, mais qu’un groupe d’expert·e·s de l’ONU a jugées « crédibles ».
En s’assurant le contrôle total du Darfour, une région qui borde le Soudan du Sud, la République centrafricaine, le Tchad et la Libye, les FSR et leurs soutiens extérieurs s'emparent d’une zone vaste et cruciale d'un point de vue stratégique. Cette consolidation est perçue par certains comme la manifestation explicite d’un ordre néocolonial plus large dans lequel les puissances régionales alliées ou proches d’intérêts sionistes cherchent à contrôler la sécurité et l’économie des États africains, risquant ainsi potentiellement une partition politique du Soudan. Le nouveau gouvernement régional des FSR, soutenu par les Émirats arabes unis, obtient un levier puissant dans toute négociation future, rendant la perspective d'une paix durable et juste de plus en plus lointaine pour les populations non arabes du Darfour.
Mosaab Baba est membre fondateur du Forum panafricain - Soudan, et ancien membre du mouvement Girifna au Soudan. Ces dernières années, Mosaab a été consultant principal pour le réseau Ayin, tout en travaillant avec les nouveaux acteurs civiques après la révolution de 2019.