Politics

Jusqu’où l’ascension de l'Hindutva mènera l'Inde

Caché sous des couches d'exigences politiques pendant près d'un siècle, le projet est maintenant exposé au grand jour.
Une nouvelle idée de l'Inde émerge devant nos yeux. Elle ne transpire pas l’harmonie, mais elle est triomphante en ce moment.

A l’heure où l’on parle, il y a des protestations dans tout le pays contre le Citizenship Amendment Act (texte visant à amender la loi sur la nationalité de 1955) et 42 personnes ont été tuées lors d'émeutes dans la capitale nationale.

A l’heure où l’on parle, il y a des protestations contre le Citizenship Amendment Bill (une réforme de la loi sur la nationalité) dans tout le pays et 42 personnes ont été tuées lors d'émeutes dans la capitale nationale.

Ces neuf derniers mois, début du second mandat du premier ministre Narendra Modi, ont vu l’Hindutva acquérir un nouveau degré d’urgence. Même la feuille de vigne du développement appartient au passé.

C'est en effet le véritable visage de l’Hindutva qui se révèle, dissimulé jusqu’alors sous des couches d'impératifs politiques qui ont duré près d'un siècle.

Le Bharatiya Janata Party (BJP) est dirigé par Modi, avec à sa tête le ministre de l'Intérieur de l'Union, Amit Shah, qui le seconde de près. La troisième figure au pouvoir est le ministre en chef Adityanath, Uttar Pradesh. Alors que le Congrès est aux prises avec une grave crise de leadership, le BJP a préparé sa ligne de succession.

Cependant, il y a une différence avec le BJP du passé. Si son ancienne direction nationale était menée par un ex-homme fort de l'Hindutva, L.K. Advani, accompagné par l'ancien premier ministre Atal Bihari Vajpayee - qui était à bien des égards admiré y compris par les libéraux - la ligne de succession actuelle n'a rien à voir avec la modération.

L’Hindutva n’a cessé de progresser.

Examiner le passé du BJP et de son prédécesseur Jana Sangh permet de mieux comprendre la situation. Essayons d'éclairer le présent en examinant l'histoire politique d'Hindutva au cours des décennies qui ont suivi son indépendance.

Les années 1950

Dans la première décennie de l'indépendance, le Jana Sangh - le parti politique du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) - est né. Ses succès ont été maigres malgré la partition et les inquiétudes qui l'accompagnaient. Le Jana Sangh ne remporta que trois sièges en 1952 et quatre en 1957. Ses chevaux de bataille étaient l'intégration totale du Jammu-et-Cachemire avec l’Inde, le fondateur de Jana Sangh, Syama Prasad Mookerjee, étant décédé dans une prison du Cachemire après avoir été arrêté en voulant traverser sans permis, la promotion de l'hindi et l'opposition à l'abattage des vaches.

Mais le succès n'a pas été de mise. Jawaharlal Nehru a pris en charge le Congrès et l'a orienté vers une politique clairement laïque, marginalisant par la même occasion le leader conservateur hindou P.D. Tandon. Dans les États du nord de l'Inde où le Jana Sangh croyait en ses chances, le Congrès avait pour leaders des promoteurs de l'hindi. Dans certains États, les gouvernements du Congrès ont également interdit l'abattage des vaches, mettant ainsi en application l'article 48 de la constitution, qui fait partie des principes directeurs de la politique de l'État.

Les années 1960

Exaspéré par ses échecs, le Jana Sangh s'est lancé dans une politique à deux volets. Il chercha à faire cause commune avec les socialistes, le parti Swatantra, etc., sur la base d’une opposition au Congrès. Lors des quatre élections partielles de la Lok Sabha (« Chambre du Peuple ») dans les États du nord de l'Inde en 1963, des candidats communs ont été présentés, avec un certain succès. Le leader socialiste Ram Manohar Lohia a été élu à la Lok Sabha lors de ce scrutin.

Parallèlement à cette opposition au Congrès, qui impliquait un certain compromis avec le noyau dur de l'Hindutva, le Vishwa Hindu Parishad, un parti du RSS fondé en 1964, a lancé un mouvement réclamant un amendement constitutionnel afin de permettre au Centre d'interdire l'abattage des vaches dans tous les États.

L'agitation de 1966 a tourné à la violence et quelques personnes ont été tuées. Ce fut la dernière fois que les scrutins de la Lok Sabha de 1967 et de l'assemblée se tinrent ensemble. Des mouvements de sièges s’opérèrententre les partis d'opposition dans de nombreux États et le Congrès subit des revers. Le Jana Sangh a fait partie des gouvernements de courte durée de Sanyukta Vidhayak Dal, formés par dispositions législatives dans certaines provinces. Le parti a également enregistré d’assez bons résultats en Uttar Pradesh, où le mouvement de protection des vaches l'a soutenu.

Les années 1970

À cette époque, les tactiques de modération avaient acquis une certaine légitimité au sein du parti, car il avait connu un certain succès grâce à elles. Le Jana Sangh et le RSS ont rejoint le mouvement JP (porté par Jayaprakash Narayan)de 1974 contre la corruption et la crise économique, du fait de la domination d'Indira Gandhi dans les sondages de 1971, et ce malgré les alliances de l'opposition.

Le mouvement a débuté au Gujarat et au Bihar, et il s’est étendu à l'échelle nationale sous Jaya Prakash Narayan. Peu après que la haute cour d'Allahabad ait jugé qu'elle gagna sa dernière élection de façon déloyale et la Cour suprême ne lui ayant offert que peu de répit, Indira Gandhi imposa l'état d'urgence en 1975. Le mouvement JP a continué dans la clandestinité après l'arrestation de ses dirigeants.

Ce fut le premier rendez-vous de Jana Sangh avec la politique des libertés civiles. Avant les élections de 1977, le Jana Sangh, les socialistes, le Bharatiya Lok Dal et le Congrès (O) ont fusionné pour former le parti Janata et ont vaincu le Congrès. Vajpayee et Advani devinrent ministres au sein du gouvernement Morarji Desai. Des contradictions idéologiques ont cependant rapidement fait éclater le parti Janata, même si Indira Gandhi est revenue au pouvoir en 1980.

Les années 1980

Cette décennie a mal commencé pour le BJP, fondé en 1980 afin de succéder au Jana Sangh. Sous Vajpayee, le BJP a fait du socialisme gandhien et de l'héritage de JP son credo. Pendant ce temps, grâce à la montée du militantisme sikh et le poids des hindous du Pendjab, Indira Gandhi a réussi à briser le noyau dur du vote de Jana Sangh. Son assassinat en 1984 a également suscité une vague de sympathie à son égard, malgré les émeutes de Delhi qui ont fait de nombreux morts parmi les sikhs.

Le Congrès dirigé par Rajiv Gandhi remporta un nombre record de 415 sièges aux élections de 1984 alors que le BJP de Vajpayee a été réduit à deux. Cela a éclipsé temporairement Vajpayee et Advani lui a rapidement succédé à la présidence du parti. Le VHP, quant à lui, a lancé le mouvement du temple du Ram avec une série de mesures.

Rajiv Gandhi a tenté d'apaiser les fondamentalismes musulmans et hindous en annulant le jugement de la Cour suprême sur le Shah Bano en légiférant, d'une part, et en facilitant l'ouverture du Ram Janmabhoomi, d'autre part. Il a également été durement touché par l'escroquerie Bofors. Nouvellement fondé par Vishwanath Pratap Singh (V.P. Singh) et appuyé de l'extérieur par le BJP et les partis de gauche, Janata Dal est arrivé au pouvoir. Le BJP a remporté à lui seul 85 sièges.

Advani s'est tourné vers l'Hindutva en faisant des déclarations en faveur d'un temple Ram à Ayodhya. V.P. Singh annonça la mise en œuvre des recommandations de la Commission Mandal et, en apparente contradiction avec celles-ci, Advani lança le Ram Rath Yatra, qui attira d'énormes foules et polarisa suffisamment la société pour que des émeutes aient lieu. Le BJP retira son soutien au gouvernement de V.P. Singh après que Lalu Prasad, ministre en chef du Bihar, eut fait arrêter Advani à Samastipur.

Les années 1990

Le BJP s'est affirmé de plus en plus au sein de cette polarisation. Il remporta 120 sièges lors des élections de la Lok Sabha en 1991, qui virent le retour au pouvoir du Congrès sous Narasimha Rao. En 1992, la mosquée Babri fut démolie.

L'ascension du BJP a cependant eu ses limites. Le parti n'était puissant que dans le nord, le centre et l'ouest de l'Inde, et faible dans le sud, l'est et le nord-est. Il avait maintenant besoin d'alliances pour transformer ses meilleurs résultats en une majorité.

En 1995-96, le modéré Vajpayee revint comme candidat du BJP au poste de premier ministre. En 1996, le BJP goûta au pouvoir pendant 13 jours, mais ne put remporter le vote de confiance. En 1998, avec un gouvernement de coalition sous la direction de Vajpayee, le BJP revint au pouvoir pendant 13 mois. Et en 1999, le gouvernement Vajpayee arriva aux plus hautes fonctions avec une coalition de plus de 20 partis pour un mandat complet de cinq ans.

Les leçons de l'ascension du BJP

Le BJP n'a pu convertir l’essor de Hindutva sous Advani en une majorité National Democratic Alliance (NDA) que sous Vajpayee. En cause : les partis qui avaient des électeurs musulmans avaient besoin d'une figure modérée pour expliquer leur soutien au BJP, constitué essentiellement en vue du pouvoir.

Cela conduit le BJP à se doter d'un double leadership : Vajpayee représentant une ligne modérée et Advani emblématique d’une ligne dure. Mais seule la ligne modérée pouvait le porter au pouvoir. En d'autres termes, la montée en puissance de Hindutva signifiait aussi, paradoxalement, sa dilution.

Advani ne pouvait pas se mettre à la place de Vajpayee malgré les tentatives de l’opposition et le BJP ne put revenir au pouvoir sous ses ordres en 2009. Le Congrès semblait désormais bien placé avec deux victoires consécutives sous la direction de Sonia Gandhi en 2004 et 2009.

Cependant, l'United Progressive Alliance (UPA) a été touché par des accusations de corruption lors de son second mandat. La militante sociale Anna Hazare a mené des manifestations publiques dans la capitale, sapant ainsi la légitimité du gouvernement central. Les rapports défavorables du Comptroller and Auditor General (CAG) ont fait de même, et les médias sont restés critiques à l'égard du gouvernement.

Le vide et la montée de Modi

Le vide ainsi créé devait être comblé par quelqu'un. En l'occurrence, il ne l'a pas été par le BJP, mais par un homme, Narendra Modi. Ses qualités d’orateur et de relations publiques lui ont permis de passer pour un sauveur alors que c'était le chaos. Son image d'Hindutva s’est dotée d’une nouvelle dimension : celle d'un leader transformateur et pragmatique.

Ce nouveau BJP est arrivé au pouvoir sur la promesse populiste d'une nouvelle Inde et toute opposition a disparu. Les partis régionaux étaient prêts à travailler avec un BJP sans figure modérée en position de force. La victoire de 2019 réaffirma que l'opinion publique exigeait désormais une rhétorique hyper-nationaliste avec les musulmans en ligne de mire à peine voilée.

Ce changement a placé Hindutva au centre du jeu comme jamais auparavant. Le second gouvernement Modi est axé sur une ligne dure à l'égard du Cachemire et du Citizenship Amendment Bill, que beaucoup considèrent comme discriminatoire envers les musulmans.

Ces derniers mois, les manifestations dans tous les coins de l'Inde ont fait la une de l'actualité. Delhi a désormais connu les pires émeutes depuis 1984, alors que des foules ont attaqué des localités musulmanes après un discours provocateur du leader du BJP, Kapil Mishra. La police montre peu de volonté à maîtriser les violences qui ont fait jusqu’ici une quarantaine de morts et ont eu mauvaise presse dans le monde entier.

C'est l'apogée de l'Hindutva, où la polarisation culturelle est la politique en vogue. Aucune autre voix n’est audible au sein du BJP pour nuancer l'opinion nationale.

Le projet d'Hindutva ne s’est jamais aussi bien porté. Malheureusement, l'harmonie est plus que jamais menacée.

Dr. Vikas Pathak, docteur en histoire moderne à l'Université de Jawaharlal Nehru, enseigne à l'Asian College of Journalism de Chennai.

Photo: Twitter

Available in
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Author
Vikas Pathak
Translator
Roxane Valier-Brasier
Date
11.05.2020
Source
The WireOriginal article🔗
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