Au début du mois, Jeff Bezos, le milliardaire qui a bâti un empire commercial sur le dos des travailleur·euse·s, a quitté son poste de PDG d'Amazon. Pour bâtir son vaste conglomérat dans les domaines du commerce électronique, de la logistique, de l'informatique dématérialisée, du divertissement, de l'épicerie et de presque tout le reste, Jeff Bezos s'est appuyé sur une vision dystopique dans laquelle les employé·e·s sont sans cesse surveillé·e·s, évalué·e·s et soumis·es à une forte pression et à des conditions exténuantes. Ce modèle est si inhumain que, comme l'a récemment rapporté le New York Times, « Amazon consume ses employé·e·s si rapidement que les dirigeant·e·s craignent de manquer de personnes à employer ». Bloomberg News a également rapporté que des conducteur·trice·s d'Amazon ont été « viré·e·s par l'application », pour des incidents mineurs qu'un·e vrai·e responsable aurait ignorés.
En réponse au départ de Bezos, UNI Global Union a publié « The Amazon Panopticon » (Le panoptique d'Amazon) qui répertorie les diverses méthodes utilisées par Amazon pour faire pression sur les travailleur⸱euse⸱s par le biais d'une surveillance et d'un contrôle extrêmes. Prise isolément, aucune de ces méthodes de contrôle n'est entièrement nouvelle, mais l'ensemble des technologies utilisées par Amazon sur le lieu de travail crée un environnement de contrôle sans précédent dans l’histoire récente.
Les tactiques invasives de l'entreprise se répandent rapidement dans les centres de traitement des commandes du commerce électronique, ainsi que chez d'autres employeur⸱euse⸱s et dans d'autres secteurs, à un rythme et à une échelle jamais vus jusqu’ici.
Par exemple, dans le secteur des centres d'appels, parallèlement à l'introduction rapide du télétravail, les entreprises déploient des programmes de surveillance sophistiqués au domicile de leurs employé·e·s, c'est-à-dire qu'elles installent le panoptique de l'entrepôt dans les chambres, les cuisines et, avec un peu de chance, dans les bureaux des employé·e·s.
Le problème ? Ces travailleur·euse·s doivent également être surveillé·e·s en permanence, parfois avec des caméras allumées durant toute la période de travail, ce qui porte nécessairement atteinte à l'intimité de leur domicile.
La question suivante se pose : en supposant que nous ne voulions pas que les travailleur·euse·s passent 40 heures par semaine ou plus à livrer leur corps à un·e gardien·ne, ou qu'il y ait des caméras dans nos chambres, que pouvons-nous faire ?
Les travailleur·euse·s votent avec leurs pieds. Le taux de rotation est élevé tant chez Teleperformance, le plus grand employeur de centres d'appels (environ 80 pour cent par an), que chez Amazon (150 pour cent). Et pourtant, quitter son emploi n'est pas une solution à long terme, car cette technologie déshumanisante devient de plus en plus la norme partout.
Les régulateur·trice·s déplorent que la technologie soit trop compliquée à contrôler et que les entreprises technologiques trouvent un moyen de contourner chaque règle. « Si les travailleur·euse·s donnent leur consentement, c'est bon ? » demandent les employeur·euse·s. Mais avec le pouvoir de négociation inégal d'un·e seul·e travailleur·euse, le libre choix n'est pas vraiment au menu.
Les syndicats de toute l'Europe ont demandé à l'UE de réglementer le danger d'abus dans l'utilisation de l'intelligence artificielle au travail dans le cadre des prochaines directives sur la numérisation. Partout, l'élite politique appelle à une utilisation « éthique » de l'IA.
Mais pendant que nous déterminons ce que le terme « éthique » signifie exactement, il existe des moyens éprouvés de réglementer la surveillance abusive associée à la gestion algorithmique dans le monde du travail.
Tout d'abord, les syndicats doivent être habilités à négocier les conditions de la surveillance, y compris la manière dont les informations sur les travailleur⸱euse⸱s sont collectées ainsi que leur quantité, et le stockage de ces données. Les syndicats doivent également influencer la conception des algorithmes utilisant ces données, ainsi que les objectifs de production et les mesures disciplinaires pouvant en découler.
Les syndicats ont traditionnellement négocié l'introduction de nouvelles technologies et leurs implications pour les travailleur·euse·s, y compris la capacité de contrôle. Dans les centres d'appels américains, le CWA (syndicat des travailleur·euse·s en communications d’Amérique) a négocié pour limiter la surveillance. La conservation des données ou les mesures disciplinaires reposant sur le contrôle sont interdites. Les syndicats espagnols ont récemment obtenu le droit de négocier sur l'algorithme dans le secteur des taxis basé sur des applications.
Deuxièmement, et surtout en l'absence de convention collective limitant cette pratique, les autorités de réglementation devraient interdire les caméras et autres formes de surveillance continue sur le lieu de travail.
Les mineur·euse·s de charbon, généralement bien représenté·e·s par les syndicats, ont depuis longtemps accepté les caméras dans les mines de charbon comme une forme de protection en cas d'effondrement ou autre événement imprévu affectant la sécurité de tout le monde en bas. Et il y a en effet de la place pour des caméras si un réel problème de santé et de sécurité existe. Toutefois, en l’absence d’une telle préoccupation, les caméras et les outils d'écoute ou d'observation ne devraient jamais être autorisés en permanence sur un chantier.
Troisièmement, les inspecteur·trice·s et les régulateur·trice··s de la santé et de la sécurité devraient reconnaître les impacts psychiques et physiques de cette nouvelle technologie. Iels devraient développer des outils et des règles pour s'assurer que le lieu de travail reste exempt d'objectifs éreintants et de terrorisme psychologique qui détériorent le corps et l’esprit des travailleur·euse·s. Tou·te·s les travailleur·euse·s devraient disposer sur le lieu de travail de comités de santé et de sécurité démocratiquement élus.
Enfin, les êtres humains doivent demeurer maîtres des conséquences de la gestion algorithmique. Toute décision disciplinaire ou de licenciement doit être prise par un être humain, et non par un algorithme. Les juridictions qui interdisent déjà les licenciements abusifs devraient intégrer ce point dans leur cadre juridique. Pour celles qui ne disposent d'aucune réglementation en la matière, le moment est venu d'agir et de changer de cap.
Les décideur·euse·s politiques qui remettent en question le modèle d'Amazon se sont montré·e·s très inquiet·iète·s et choqué·e·s, et se sont demandé si c'est vraiment l'avenir du travail que nous souhaitons... Un avenir où les corps des travailleur·euse·s servent de bras robotisés pour des commandes livrées par des programmes de gestion algorithmique, via des vêtements et des numériseurs portatifs qui dictent chaque mouvement et ne laissent aucune place à l'erreur ou à la discrétion. La réponse devrait être un non catégorique.
Christy Hoffman est la secrétaire générale d'UNI Global Union.