Social Justice

L'ajustement structurel de l'éducation

La pandémie de COVID-19 est la coupable toute désignée de la crise mondiale de l’éducation, mais ce n'est là que la moitié de l'histoire.
L'histoire de l'éducation en Tanzanie postcoloniale met en lumière une réalité moins connue, mais extrêmement problématique, à savoir que l'élite mondiale de l'éducation érode la qualité de l'enseignement depuis des décennies au moyen de son aide conditionnelle et des politiques néolibérales qu'elle a imposées.
L'histoire de l'éducation en Tanzanie postcoloniale met en lumière une réalité moins connue, mais extrêmement problématique, à savoir que l'élite mondiale de l'éducation érode la qualité de l'enseignement depuis des décennies au moyen de son aide conditionnelle et des politiques néolibérales qu'elle a imposées.

Le titre d'un récent communiqué de presse de la Banque mondiale résonne de manière très dramatique : "70 % des enfants de 10 ans sont aujourd'hui en situation de pauvreté éducative, incapables de lire et de comprendre un texte simple". La pauvreté éducative, comme l'indique le titre, est définie par la proportion d'enfants âgé·e·s de 10 ans incapables de lire et de comprendre un texte simple. Ce chiffre, poursuit le rapport, a triplé dans le monde entier, et il avertit que nous sommes confronté·e·s au défi sans précédent d'une crise mondiale de l'apprentissage, enracinée dans le Sud global, qui est profonde, généralisée et urgente. Tout cela est incontestablement vrai, mais ce que le rapport omet de mentionner, c'est que cette crise est loin d'être nouvelle. En fait, en Afrique subsaharienne, les effets de la pandémie ont été beaucoup moins importants que dans d'autres régions du monde, pour la simple raison que la pauvreté éducative a atteint un niveau alarmant dans la région bien avant qu'elle ne soit frappée par la pandémie.

Une recherche Google sur la "crise mondiale de l'apprentissage" vous laissera croire que cette crise de la scolarisation induite par la pandémie coûte aux pays des sommes catastrophiques en termes de niveaux de productivité futurs et, de ce fait, en termes de croissance économique. Le cabinet de consultants McKinsey & Co. a publié récemment des estimations sur les conséquences des pertes en matière d'apprentissage sur les systèmes scolaires à travers le monde, affirmant que d'ici 2040, l'impact économique des retards éducatifs liés à la pandémie sera de l'ordre de 1,6 trillion de dollars.

Ce que ni le rapport de la Banque mondiale ni la recherche Google n'abordent de manière substantielle, c’est que les systèmes éducatifs de nombreux pays parmi les plus pauvres du monde luttent depuis des décennies pour obtenir des résultats au niveau des apprentissages, en grande partie à cause des pressions exercées par un agenda international de l'éducation qui soumet à ses caprices les priorités en matière de scolarisation pour les pays dont les ressources sont limitées. L'histoire de l'éducation en Tanzanie postcoloniale met en lumière une réalité moins connue, mais extrêmement problématique, à savoir que l'élite mondiale de l'éducation érode la qualité de l'enseignement depuis des décennies au moyen de son aide conditionnelle et des politiques néolibérales qu'elle a imposées.

Lorsque la Tanzanie a accédé à l'indépendance en 1961, son niveau d'instruction était le plus faible de toutes les anciennes colonies britanniques. Pas moins de 85 % de sa population était analphabète, ce qui a fait de l'éducation de base universelle une priorité pour son gouvernement socialiste. À la fin des années 1970, le pays avait réalisé de grands progrès au niveau de l'accès à l'éducation et des résultats scolaires, l'analphabétisme ayant été réduit à un taux impressionnant de 10 %. Les années 1980 et 1990 n'ont cependant pas été des décennies fastes pour des nations en expansion comme la Tanzanie. La crise économique provoquée par le Nord mondial a fait des ravages dans le Sud en difficulté, ce qui a eu des conséquences considérables sur le développement économique et éducatif tanzanien sur le long terme. Confrontée à de graves déficits budgétaires - en grande partie parce qu'elle n'avait pas remboursé ses prêts précédents - la Tanzanie a reçu une aide supplémentaire de la part de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Ces financements comportaient des conditions majeures destinées à libéraliser l'économie tanzanienne, y compris le secteur de l'éducation.

Des frais de scolarité ont été introduits et l'éducation a été transformée en une entreprise à but lucratif, avec des conséquences immédiates sur les inscriptions, les taux d'abandon et les capacités de régulation du secteur. Les pertes en termes d'apprentissage ont été dévastatrices. Lorsque la communauté internationale a pris conscience de ces effets, elle a surcompensé en insistant sur la nécessité de renouveler les engagements en faveur de l'enseignement primaire universel (EPU). La Tanzanie a donc succombé une fois de plus à l'ordre mondial de la politique éducative. Tout au long des années 2000, elle a mis en œuvre une série de politiques d'éducation gratuite destinées à scolariser tous les enfants. Et c'est ce qu'elle a fait. Mais le système, qui manquait de ressources, a été inondé de nouvelles·aux élèves auxquel·le·s il n'était pas en mesure d'enseigner. L'augmentation des inscriptions s'est accompagnée d'une hausse du nombre d'élèves par enseignant·e, d'une réduction du nombre d'heures de cours en raison de la répartition des classes par roulement et d'une pénurie de manuels scolaires à l'échelle du pays. La poussée de l'EPU a été si préjudiciable à l'apprentissage en Tanzanie que le terme familier qui la désigne - son acronyme en kiswahili, "oopay" - est devenu synonyme d'éducation de mauvaise qualité.

Le déclin de la qualité de l'éducation en Tanzanie est une réalité qui dure depuis des décennies. En Tanzanie, la pauvreté éducative est bien supérieure par rapport à la moyenne mondiale, mais elle est représentative d'une tendance régionale plus large qui a laissé plus de 77 millions d'enfants obtenir des performances bien en deçà des niveaux minimums de maîtrise des connaissances. Il s'agit d'une histoire qui remonte très loin et qui se répète régulièrement. Dans tous les pays d'Afrique subsaharienne et du monde "en développement", les systèmes éducatifs ont été libéralisés dans les années 1990 par le biais de programmes d'ajustement structurel imposés qui ont lentement corrodé tous les gains d'apprentissage réalisés au cours des décennies précédentes. Les pertes d'apprentissage ont indéniablement eu un effet alarmant dans de nombreux pays, tant riches que pauvres, mais le désastre le plus important, dont on parle moins, est que cette crise couve depuis des années dans des pays comme la Tanzanie qui, à maintes reprises, ont été privés du droit à des programmes de scolarisation affranchis. Si le coût des pertes en matière d'apprentissage pendant la durée de la pandémie s'élève à des milliers de milliards en termes de productivité (sans parler du bien-être humain et social), de quelle manière et à quel moment allons-nous commencer à mesurer les pertes accumulées pendant des décennies de politiques préjudiciables propagées par une élite internationale du secteur de l'éducation qui monopolise non seulement l'agenda scolaire, mais aussi le pouvoir de déterminer ce qui est considéré comme une crise ou non ?

Regina Guzman est doctorante à l'université de Cambridge et étudie ce qui fut le système éducatif britannique en Afrique subsaharienne et plus spécifiquement en Tanzanie.

Photo:  ICT4D.at / Flickr

Available in
EnglishSpanishFrench
Author
Regina Guzman
Translators
Valérie L'Heureux and Antoine Gaboriau
Date
22.03.2023
Source
Original article🔗
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