L'interview a été l'aboutissement d'un processus de 6 mois qui a commencé par le dépôt d'une demande au système judiciaire de Curitiba afin de l’interviewer pendant qu’il était encore prisonnier politique, en raison d'un procès de tribunal kangourou : un procès que des messages fuités sur les réseaux sociaux, exposés par Glenn Greenwald, prouvent avoir été fomenté afin de catapulter le néofasciste Jair Bolsonaro à la présidence. En nous préparant pour l'interview, nous avons pris la décision de ne pas le contre-interroger sur son emprisonnement, comme l'ont fait récemment beaucoup d’intervieweurs. Nous avons plutôt décidé de nous concentrer sur des questions concernantes l'héritage d'un leader syndical et président de grande importance historique, l'impérialisme américain et comment vaincre la résurgence du fascisme à l’échelle globale. La transcription éditée qui suit présente la première partie de cet interview, qui est a duré 80 minutes en total. La deuxième partie est sorti le 30 janvier. La vidéo a été tourné par le chef opérateur d'Edge of Democracy, Ricardo Stukert, et le producteur de TeleSur, Nacho Lemus. Regardez sur la chaîne Youtube Michael Brooks Show, ici.
Michael Brooks: Monsieur le Président, c'est un honneur d'être venu ici de Brooklyn pour vous rendre visite. Je m'appelle Michael Brooks et je présente le Michael Brooks Show (de nom créatif) et je suis ici avec Brian Mier et Daniel Hunt. Ils sont les co-rédacteurs de Brasil Wire et Daniel est le rédacteur fondateur. Nous sommes également ici en partenariat avec TeleSur et Brasil 247. C'est vraiment un plaisir d'être ici et d'aider à faire connaître le Brésil et votre leadership aux gens en Amérique du Nord : et je voudrais commencer par ce thème. Les nouvelles récentes en provenance de l’Iran ont été très inquiétantes et beaucoup de Nord-Américains ne connaissent pas votre rôle en 2010 dans les négociations d’un accord de paix avec l'Iran, une solution politique similaire à celle qu'Obama négocierait plusieurs années plus tard. Donc, une double question : pourquoi le président Obama a-t-il renoncé à l'accord que vous avez négocié ? Et aujourd'hui, nous voyons que le président Trump est allé encore plus loin ; il a rejeté l'accord et a assassiné le général Soleimani. Quel rôle envisagez-vous que le Brésil et les autres pays du Sud joueront dans l'instauration de la paix dans les relations internationales et comment les États-Unis pourraient-ils être un partenaire plutôt qu'un antagoniste dans cette démarche ?
Lula : Tout d'abord, il est important d'examiner le moment où le Brésil et la Turquie, ont conclu un accord avec l'Iran sur l'enrichissement de l'uranium. C'était une situation historique différente de celle que vit le Brésil aujourd'hui. Le Brésil était plus respecté dans le monde. Le Brésil était presque un protagoniste international, car on avait retires la ZLEA [Zone de libre-échange des Amériques] du débat et renforcé MercoSul; on avait créé l'UnaSul, qui était l'union des pays sud-américains; on avait créé le BRICS; on avait créé l'IBAS; on avait créé une union entre l'Afrique et l'Amérique du Sud; on avait créé une union entre les pays du Moyen-Orient et de l'Amérique du Sud; on avait créé le CELAC qui était la seule rencontre internationale qui incluait le Cuba, mais pas les États-Unis et le Canada ; on avait créé la banque BRICS, et la Banque du Sud ici en Amérique du Sud. Le Brésil était en train de devenir un protagoniste et c'était un candidat solide pour rejoindre le Conseil de sécurité des Nations unies. On pensait que le Brésil aurait dû le rejoindre avec l'Inde, l'Allemagne et le Japon. Ce que nous n'avons pas pris en compte, c'était la relation conflictuelle entre le Japon et la Chine - elle était très conflictuelle et très forte. La Chine, qui était très incliné à l'élargissement du Conseil de sécurité de l'ONU, n'a pas soutenu notre idée. Mais nous avions le soutien de la Russie, de la France et du Royaume-Uni. Au début, le président Bush semblait être très favorable à l'idée. Obama était moins favorable.
Quand nous avons proposé de négocier avec Ahmadinejad, c'était un événement historique important parce que nous étions aux Etats-Unis à ce moment-là. Nous étions dans une réunion du G20 à Princeton. J'avais parlé avec Ahmadinejad à l'hôtel, mais à ce moment-là, je n'avais pas de relation amicale avec lui. Alors je suis arrivé à la réunion et j'ai demandé à Obama s'il avait parlé avec Ahmadinejad et il a dit non. J'ai demandé à Angela Merkel et elle a dit non. J'ai demandé à Gordon Brown et il a dit non. J'ai parlé avec Sarkozy et il a dit non. Ce qui est important, c’est que personne n'avait parlé avec Ahmadinejad. Je me suis demandé : « Comment est-ce que ces gens veulent conclure un accord sans l’avoir discuté ? » : parce que la politique internationale est vraiment externalisée, surtout en Europe. On a des employés qui font les négociations et cela rend les choses plus difficiles. Je me souviens que Hillary Clinton travailler durement contre mon idée d'aller en Iran. Elle a même appelé l'émir du Qatar et lui a demandé de me convaincre de ne pas y aller. Quand je suis arrivé à Moscou et que j'ai rencontré Medvedev, j'ai appris que Obama l’avait appelé et lui a demandé de me convaincre de ne pas y aller, parce que je serais piégé.
Michael : Pourquoi étaient-ils si inquiets ?
Lula : Obama ne voulait pas que j'aille en Iran, mais il avait écrit une lettre disant que, si Ahmadinejad était d'accord avec telle ou telle condition, il en serait content. C'est donc avec cette lettre que je me suis rendu en Iran. Nous y sommes arrivés et après deux jours de discussions très dures, j'ai dit à Ahmadinejad que je ne reviendrais pas au Brésil sans sa signature. Il m'a dit : « Ne peut-il pas s'agir d'un simple accord oral ? » Je lui dit : « Ce n'est pas assez, parce que personne ne vous croit là-bas. Ils disent que les Iraniens sont des menteurs et qu'ils n'honorent pas les accords. Alors je ne partirai qu'avec un document écrit. » Il a donc accepté notre accord. J'étais surpris car j'imaginais que Obama serait content de l'accord, mais il a augmenté les sanctions contre l'Iran. Puis on a découvert que Hillary Clinton n'était pas au courant de la lettre que Obama m'avait envoyée. Elle s'est mise en colère quand Celso Amorim et moi lui avons parlé de la lettre. Je n'avais donc pas d'autre choix que de publier la lettre de Obama pour que les gens puissent voir que nous n'avions rien fait de fou. L'accord que nous avons négocié était plus précis que celui qui a été signé plus tard par l'Europe et les États-Unis. C'était donc une situation très désagréable et mon impression était que les pays riches - influencés par la pensée du Département d'État américain - n'acceptaient pas de nouveau protagoniste dans la région.
Ils croyaient que le Brésil n'était pas assez grand pour s'impliquer dans un enjeu de telle ampleur. Il m’était facile de parler avec Ahmadinejad, parce que je lui disait que la seule chose que je voulais de leur côté, c’était ce qu’on au Brésil. Je voulais qu'il ait les mêmes droits que le Brésil. La constitution brésilienne soutient la non-prolifération des armes nucléaires mais autorise l'enrichissement de l'uranium à des fins pacifiques - pour la production de médicaments et autres choses de ce genre. Alors, le président du Congrès de l’Iran et lui se sont mis d’accord. Je me suis rendu de l'Iran à Madrid pour une réunion de l'UE en pensant que tout le monde serait content, parce que j'avais réussi à négocier un accord qu'ils n'avaient pas pu réaliser et que, quand j’y suis arrivé, tout le monde était contre. Tout le monde agissait comme si le Brésil s'était engagé dans quelque chose qui ne le concernait pas - que le Brésil était une persona non grata sur la scène politique internationale. C'était désagréable. Je croit que, tant qu'il n'y aura que des discussions entre les gouvernements israélien et américain, il n’y aura pas la paix au Moyen-Orient : car ce sont eux qui sont responsables des conflits. Si l’on n’assied pas toutes les personnes impliquées à la table de négociation et n'écoute pas tout le monde, on ne peut pas conclure un accord. De temps en temps, une autorité américaine ou israélienne reçoit un prix Nobel et la paix, qui est ce que les gens veulent vraiment, n'arrive jamais.
Brian Mier : Monsieur le Président, beaucoup d'efforts au niveau international ont été faits pour endommager l'héritage du Parti des travailleurs (PT). Je vois les critiques provenant de la classe moyenne, des autoproclamés de gauche, concernant le bilan économique du PT. Le Brésil a connu pendant 500 ans de cycles d'expansion et de ralentissement économiques, mais une ligne de pensée circule, partiellement influencée par les idées de Bresser-Perreira [fondateur et économiste du parti de centre-droit, le PSDB], qui affirme que le PT n'a pas été capable de se préparer aux cycles de ralentissement et que son modèle économique n'a fonctionné que pendant les périodes d'expansion. J'aimerais donc vous demander : qu’est-ce que vous avez fait qui a réussi à protéger le Brésil de la crise financière mondiale de 2008, et quelles mesures le gouvernement a-t-il prises lorsque vous étiez président pour se protéger contre les futurs cycles de récession ?
Lula : C'est vraiment drôle, Brian - cette théorie intellectuelle ici au Brésil selon laquelle mon gouvernement a réussi grâce au boom de l'agrobusiness et que c'est pour cela que les choses ont fonctionné. Pensez à ce qui suit : de 1950 à 1980, le Brésil était l'une des économies à la croissance la plus rapide au monde. En moyenne, le Brésil a connu une croissance annuelle de 7 pour cent entre 1950 et 1980, soit 30 ans de croissance économique. Pourquoi aucune politique de redistribution des revenus n'a-t-elle été mise en œuvre ? Pourquoi n'y a-t-il pas eu de politiques d'inclusion sociale ? Pourquoi la croissance de l'économie brésilienne n'a-t-elle pas entraîné la croissance de la population ? Savez-vous pourquoi ? Parce que le miracle de notre gouvernement n'a pas été le boom des matières premières, mais le boom de l'inclusion sociale.
J'étais absolument certain que les pauvres ne seraient pas un problème. Les pauvres seraient la solution dans le sens où nous pourrions les inclure dans le budget fédéral et garantir que, s'ils avaient accès à des emplois et des salaires, leurs revenus et leurs crédits les feraient devenir des consommateurs. Il n'y a jamais eu, sur la surface de la terre - même pour ceux qui pensent qu'elle est plate - et dans l'histoire de l'humanité, un moment où une économie ait pu se développer sans une forte demande intérieure ou une forte demande extérieure. Nous avons réussi à augmenter la demande extérieure et la demande intérieure. Le commerce international du Brésil est passé de 117 milliards de dollars à 465 milliards de dollars. Le crédit interne du Brésil, disponible auprès des banques publiques et privées, est passé de 360 milliards de R$ à 2,7 billions de R$ en 2010. Nous avons également généré 22 millions d'emplois dans le secteur formel, avec des cartes de travail signées, avec le droit à des vacances et à des pensions de retraite, et nous avons augmenté le salaire minimum de 74 pour cent. Alors, la plus pauvre quinte de la population a vu leurs revenus augmenter plus rapidement que la quinte la plus riche. C'était la première fois dans notre histoire que cela s’est passé, et le Brésil a été le seul pays au monde où les pauvres ont eu des gains de revenus proportionnellement plus élevés que les riches pendant toute la durée de la crise Lehman Brothers. Par conséquent, le boom des matières premières n'a donc pas été un miracle : le miracle, c’était l’inclusion des pauvres : c'était les politiques sociales. Ce n’est pas seulement la Bolsa Familia et l’augmentation de salaires minimums que nous avons effectué - c'est tout un ensemble de politiques publiques. Je vous cite une statistique que vous ne connaissez peut-être pas. Notre gouvernement a alloué 49 millions d'hectares de terre à la réforme agraire. Cela représente 50 pour cent de la quantité totale de terre qui a été redistribuée pour la réforme agraire au cours des 500 dernières années de l'histoire du Brésil. En seulement 8 ans, on a fait la moitié de tout ce qui a été fait en 500 ans au Brésil. Lorsque nous avons décidé de lancer un programme appelé Luz para Todos (Lumière pour tous) (parce qu'il y avait des gens qui vivaient à côté de centrales électriques qui n'avaient pas d'électricité chez eux, même si les câbles électriques passaient au-dessus de leurs maisons), nous avons apporté pour la première fois l'électricité à 15 millions de personnes, gratuitement. L'État a payé pour cela, car, si l'État n'apporte pas l'électricité aux pauvres, les riches ne le feront pas. Les riches n'apportent l'électricité qu'aux personnes qui peuvent la payer. Le PT a l'obligation de garantir que les pauvres puissent allumer une lumière et posséder un réfrigérateur, parce que c'est la raison pour laquelle il a été fondé à la base. Notre miracle était de considérer les 54 millions de personnes qui n'avaient rien à manger : c'était de voir les millions de personnes qui étaient au chômage : c'était de voir que le salaire minimum ne permettait pas aux gens de manger la quantité de calories et de protéines dont ils avaient besoin. C'est pour ça que le PT est né : pour résoudre les problèmes de la société. C’est ça le miracle. Il est important de rappeler que l'économie a connu une croissance de 3,9 pour cent pendant la première année de Dilma Rousseff et qu'elle a augmenté plus de 2 pour cent en 2012. Il est important de rappeler que la récession n'a commencé à s'aggraver qu'après les élections de 2014, lorsque Eduardo Cunha, Michel Temer et le Congrès ont conclu un pacte contre Dilma qui l'a empêchée d'apporter les changements nécessaires, comme par exemple sa tentative d'adopter une loi qui en aurait fini avec l'évasion fiscale. Il est de fait qu'il ne suffit pas d'avoir seulement de l'argent. La croissance économique ne suffit pas. On doit décider : qui va bénéficier de cet argent et de cette croissance ? Si on prend un milliard de dollars et le donne à quelqu’un de riche, il le déposera dans un compte bancaire et l'utilisera pour la spéculation. Mais si on prend ce milliard de dollars et le répartit à un million de personnes, en donnant à chacune 100 dollars, on verra que ce dollar va commencer vraiment à fonctionner. Il circulera et fera fonctionner les marchés. On achètera de la nourriture, des chaussures et des chaussettes et l'économie fonctionnera. C'est le miracle du PT et c'est aussi pourquoi il y a tant de haine envers le PT. La haine contre le PT est due au fait que pour la première fois en 500 ans d'histoire de ce pays, les pauvres ont pu voyager en avion. Pendant mon administration, le nombre de personnes qui voyageait par avion est passé de 43 millions à 113 millions - 70 millions de plus. On a intégré encore 60 millions de personnes dans le système financier. On a installé 1,4 million de transformateurs et presque 8 millions de poteaux d'éclairage avec le programme Luz para Todos. Et la quantité de câbles électriques qu’on a utilisés était assez longue pour encercler la terre 35 fois. Quand on obtenait l'électricité grâce à Luz para Todos, la classe moyenne croyait que je favorisais les pauvres. Mais 89 pour cent des personnes qui ont reçu de l'électricité ont acheté des téléviseurs, des réfrigérateurs, des mixeurs et des ventilateurs. Le fait est que les multinationales qui fabriquent ces produits au Brésil et ceux qui travaillent dans les magasins ont tous bénéficié de Luz para Todos. Ils ne comprenait pas la révolution qui se produisait dans ce pays lorsque les pauvres commençaient à avoir accès à la nourriture, aux emplois et aux revenus. Ce que les intellectuels brésiliens critiquent parfois et ne comprennent pas, c'est qu’ils gouvernent le Brésil eux-même depuis l'arrivée de Cabral en 1500. Ce sont eux qui gouvernent le Brésil depuis la proclamation de la République en 1889. Un travailleur n'a jamais gouverné ce pays. Et c'est pendant l’administration d'un travailleur qu’on a pu réaliser ce miracle de mettre les pauvres dans le budget. Et c'est pour cela, Brian, qu'il y a tant de haine : parce que je suis le premier président brésilien qui n'a jamais obtenu de diplôme universitaire et je suis le président qui a construit le plus grand nombre de nouvelles universités dans l'histoire du pays. Je suis le président qui a construit le plus grand nombre d'écoles professionnelles dans l'histoire du pays. Et je suis le président qui a envoyé le plus grand nombre d'étudiants à l'université. Ils trouvent cela impardonnable : il serait impardonnable que les pauvres puissent commencer à manger de la viande, aller au cinéma et au théâtre, occuper les aéroports. Les élites ont commencé à dire : « mon Dieu, les aéroports commencent à ressembler à une gare routière - il y a tellement de gens ici ». Avant ça, ils étaient vides. Les élites devraient, donc, essayer de trouver l’autre moment où les pauvres vivaient mieux que dans pendant notre administration et les administrations du PT. Faites une analyse historique du Brésil et voyez s'il y a eu un moment où les pauvres ont vécu aussi bien qu'ils l'ont fait pendant nos administrations. Pour vous donner une idée, pour la première fois dans l'histoire du pays, 94 pour cent des accords syndicaux ont été conclus au-dessus du niveau de l'inflation. 94 pour cent ! Cela explique donc le succès. C'était la croissance du revenu national avec de l'argent dans les poches des pauvres.
Daniel Hunt : M. le Président, les administrations Lula et Dilma ont toutes deux été la cible de l'espionnage américain, y compris l'infiltration des services de police et de renseignement. Ces histoires semblent souvent plus significatives aujourd'hui qu'on ne le pensait à l'époque. Au cours de votre premier mandat, un grand scandale d'espionnage a obligé l'ambassadrice des États-Unis, Donna Hrinak, à vous présenter ses excuses. Elle est aujourd'hui à la tête de Boeing Amérique latine, qui vient d’acheter Embraer, et, par conséquent, de grands projets tels que la production et l'exportation de chasseurs à réaction modernes par le Brésil sont remis en question. Que pensez-vous de la relation entre l'espionnage américain et la souveraineté technologique brésilienne ? Pensez-vous que le Brésil a été correctement défendu par ses propres services de renseignement ?
Lula : Le Brésil a toujours eu une relation cordiale avec les États-Unis. Je pense que la relation entre les Etats-Unis et le Brésil est très importante. Mais il nous a fallu 54 ans pour apprendre qu'il y avait un porte-avions américain dans les eaux brésiliennes en 1964, prêt à donner du renfort aux officiers militaires qui ont mené le coup d'Etat. Après 54 ans, nous avons même pu voir les photos et entendre des bandes audio du président Kennedy donnant des ordres à l'ambassadeur américain ici au Brésil. Mais il nous a fallu 54 ans. L'espionnage américain contre le Brésil et d'autres pays dans le monde était très sérieux. Le pire, c'est que les États-Unis se sont excusés auprès de l'Allemagne, mais pas auprès du Brésil. Je pense que le Brésil aurait dû aller plus loin et exiger des excuses. Le Brésil aurait dû chercher d'autres formes de communication pour garantir son autonomie et son indépendance. Personne aux Nations unies n'a jamais autorisé les États-Unis à être l'auditeur ou le shérif du monde. Lorsque nous avons découvert les réserves de pétrole pré-salé offshore ici au Brésil, un conteneur de transport qui était plein d'informations confidentielles a été volé à Petrobras. Les multinationales pétrolières n'ont jamais accepté l'idée que le Brésil soit propriétaire de son propre pétrole. Elles n'ont jamais accepté notre loi qui a déclaré que le peuple brésilien serait propriétaire de son propre pétrole, que ce n'était pas les entreprises qui posséderaient le pétrole. À partir de ce moment, un mouvement a commencé à déstabiliser notre pays. Je suis convaincu que les Américains n'ont jamais accepté le fait que nous ayons conclu un accord avec la France pour construire des navires à propulsion nucléaire. Le camarade Obama n'était pas content que nous avions décidé de passer un accord pour acheter des avions Rafale et que Dilma avait décidé d'acheter des avions de chasse suédois: il n’en était pas content. Il n'était pas non plus satisfait du niveau d'indépendance du Brésil. La Chine commençait à occuper l'espace économique et politique en Afrique et en Amérique du Sud avec des investissements et des achats d'entreprises publiques, la construction de routes et de ponts en Afrique, et je crois que les Américains se sont réveillés un matin et se sont dit : « Attendez, l'Amérique latine est à nous et nous ne permettrons pas aux Chinois de continuer d’acquérir l'Amérique latine ». Puis il y a eu une folie grossière contre le Venezuela. L'idée qu’on reconnaisse officiellement un arnaqueur, un membre du Congrès qui se déclare Président de la République - imaginez si ce précédent se répand dans le monde entier. Ce que je trouve médiocre, c'est que des pays partout dans le monde approuvent ça et que ce type puisse tenter de commettre un coup d'État en se déclarant président. Si on veut être le président, il faut se présenter comme candidat, remporter les élections, et puis prendre le poste. Si Maduro a des problèmes, c'est un problème pour le peuple vénézuélien, pour le Venezuela. Ce n'est pas un problème pour le peuple américain, pour les Brésiliens ou pour les Chinois. C'est le peuple vénézuélien qui doit s'inquiéter de Maduro. Je défends ce principe pour le Venezuela, je le défends pour les États-Unis et je le défends pour le Brésil. De nos jours, j'ai beaucoup plus de compréhension.
Daniel et Brian, je vais vous donner une lettre écrite par un groupe de membres du Congrès américain au procureur général, qui n'a pas encore reçu de réponse. [Lula donne à Brian une copie de la lettre écrite par le membre du Congrès Hank Johnson au procureur général William Barr et signée par 12 membres du Congrès américain, demandant des réponses sur le rôle du ministère américain de la justice dans l'enquête sur Lava Jato et l'emprisonnement politique de Lula] J’espère que vous pouvez y donner suite, parce que les membres du Congrès ont envoyé une lettre donnant au procureur général 30 jours pour répondre et il n’y a pas encore répondu. J'aimerais donc que vous essayiez de parler à quelqu'un ou que Michael ou Daniel vous aident à comprendre pourquoi il n'a pas encore donné de réponse.
Aujourd'hui, on sait que le ministère américain de la justice avait des intérêts évidents dans Petrobras, dans mon emprisonnement et dans la fermeture d'entreprises brésiliennes, notamment dans le secteur de la construction. Aujourd'hui, tout cela est clair. Il est très clair que des procureurs américains étaient intéressés par mon emprisonnement. Il y a une vidéo sur Internet d'un procureur qui rit de mon emprisonnement [le procureur général adjoint des États-Unis Kenneth Blanco]. Je crois que le but était de changer la logique de Petrobras pour qu'elle ne soit plus une entreprise brésilienne, pour qu'elle ne puisse plus appartenir au peuple brésilien. À qui est-ce qu’ils pensent que ce pétrole devrait appartenir ? Aux multinationales, et aux États-Unis au sein de ces multinationales. J'ai lu un livre qui s'appelle Petroleum. Il raconte l'histoire du pétrole à partir de 1859. La plupart des grandes guerres que nous avons eues sur la planète depuis cette date ont eu pour objet le pétrole. L'invasion de l'Irak était pour le pétrole, l'invasion de la Libye était pour le pétrole. La tentative d'invasion du Venezuela a été faite à cause du pétrole. La plupart des conflits au Moyen-Orient sont dus au pétrole. C’est parce que les pays riches n'ont pas de pétrole - sauf les Américains, qui en ont beaucoup. Ils ont besoin d'une réserve stratégique qui a été créée après la Seconde Guerre mondiale, lorsque l'Allemagne a perdu parce qu'elle n'avait plus de carburants - l'Allemagne a manqué de gaz et a perdu la guerre. Tous les pays riches sont donc obligés d'avoir d'énormes réserves d'essence et de pétrole et ils démantèlent Petrobras. Le Brésil, qui se prévoyait de devenir exportateur de dérivés du pétrole, a commencé à importer du diesel et de l'essence des États-Unis, même si nous sommes autosuffisants en pétrole. Il y a donc les choses qui n'ont pas de sens et puis il y a la vente d'Embraer, qui est vraiment mauvaise. Un pays ne sera jamais souverain s'il ne génère pas ses propres connaissances technologiques et scientifiques. Embraer était une entreprise clé pour cela. Embraer était une entreprise qui n'avait pas besoin de dépendre de Boeing ou de qui que ce soit d'autre pour produire des avions. Alors maintenant, ils ont vendu Embraer à Boeing. Embraer était la troisième plus grande compagnie d'aviation au monde. Elle exportait plus que Bombardier. C'était une entreprise qui était largement respectée. Maintenant, ils essaient de vendre Petrobras, le Banco do Brasil, la Caixa Economica [banque nationale d'hypothèques] et Eletrobras. En d'autres termes, le Brésil vend nos entreprises publiques à des entreprises publiques d'autres pays. Je pense donc que le Brésil a besoin de construire une nouvelle indépendance. Le Brésil doit avoir de bonnes relations scientifiques, technologiques, politiques et économiques avec les États-Unis, mais il doit être indépendant. Nous sommes un pays de 210 millions d'habitants, 8,5 millions de kilomètres carrés et 360 millions d'hectares de forêts tropicales totalement préservées. Le Brésil ne peut pas être dépendant, que ce soit des États-Unis, de la Chine, de l'Inde ou de la Russie. Le Brésil doit dépendre de la liberté de son peuple, de l'éducation de son peuple, des emplois et des salaires de son peuple. Alors, je crois que le Brésil vit le pire moment de son histoire. On a un gouvernement servile! Pendant longtemps, j'ai refusé de participer aux forums internationaux pour empêcher le Brésil de s’y enliser. Mais aujourd'hui, le Brésil a renoncé à sa liberté et à son indépendance et il salue un président américain. Franchement, je crois que personne ne respecte les gens qui ne se respectent pas eux-mêmes. Personne ne le fait. Le Brésil doit retrouver sa grandeur. Pour ce faire, il a besoin de dirigeants politiques qui se respectent, qui aiment la démocratie et qui savent qu'une nation qui a une frontière avec dix pays, dont toute la côte ouest africaine est située de l'autre côté de l’Atlantique, pourrait faire preuve de beaucoup plus de solidarité envers les nations pauvres qu'elle ne le fait actuellement en transférant une partie de sa technologie. On a apporté Embrapa en Afrique parce que je croyais que la savane africaine avait la même capacité de production que le Cerrado brésilien semi-aride. Ce programme n'existe plus. On a transféré une usine au Mozambique pour produire des médicaments antirétroviraux génériques pour lutter contre le sida. On a fait venir l'Université ouverte au Mozambique. On a étendu le programme Mais Alimentos en Afrique et en Amérique latine, qu’on a développé au Brésil pour soutenir les petits agriculteurs. C'est terminé. Le Brésil est donc maintenant une île, subordonnée de manière embarrassante aux intérêts de Trump et on demande à Trump des faveurs. Le fait est qu'aucun gouvernement ne fait de faveurs à un autre gouvernement. Nous avons des politiques d'État pour les relations avec d'autres États, qui doivent être respectées. Voilà, c'est tout. Le Brésil ne se respecte pas. Le Brésil a régressé au statut de colonie.
Photo: Alexander Bonilla, Flickr