Les yeux de la guerre : les journalistes de Gaza et leurs histoires

Les journalistes palestiniens face au génocide qui se déroule à Gaza
Les journalistes de Gaza décrivent leurs expériences effrayantes, y compris la perte de membres de leur famille et de collègues, alors qu'ils font état du génocide en cours au cœur de la bande de Gaza dévastée par la guerre.

Le matin du vingtième jour de guerre, j'ai reçu un appel de mon mari, Salem, un journaliste qui couvre cette guerre depuis les touts débuts. Il m'a demandé de retarder l'arrivée sur notre lieu de travail de fortune ; nous sommes tous deux des journalistes, et nous campons au Nasser Medical Complex. Une frappe aérienne israélienne avait visé la zone située derrière le complexe médical, provoquant des destructions massives, des morts et des blessés.

Deux heures plus tard, il est apparu vêtu de son gilet de presse, accablé, à peine capable de parler et couvert de sueur et de débris. Il m'a raconté que l'endroit grouillait d'ambulances et de voitures appartenant à des civils qui transportaient les blessés, tandis que d'autres portaient des cadavres et les restes de leurs enfants et de membres de leur famille enveloppés dans des couvertures. « Je suis fatigué. Nous avons vu les roquettes arriver vers nous. Nous les avons comptées. Quand cela prendra-t-il fin ? »

Salem et moi ne sommes que deux personnes parmi tant d'autres. Dans la tente de presse, des dizaines de journalistes convergent pour remplir leurs fonctions. Salem y passe la nuit, tandis que je me rends chaque jour à notre lieu de travail à midi. Avant le coucher du soleil, nous partons en direction d'un abri sécurisé, où je passerai la nuit avec nos deux enfants. 

Tous les matins vers 9 heures, nous essayons de nous joindre par téléphone. C'est généralement moi qui appelle. « Bonjour, es-tu toujours en vie ? » Nous convenons d'une heure pour qu'il vienne me chercher. Nos deux enfants écoutent et commencent à compter les heures avec impatience. Dès son arrivée, ils se précipitent pour embrasser leur père et lui présenter une liste de leurs demandes, que Salem s'efforce de satisfaire au mieux sur le chemin du retour. Une fois de plus, il reçoit une avalanche de baisers et de câlins avant de nous quitter pour la nuit.

Notre famille n'est pas la seule ; des dizaines de nos collègues travaillant à nos côtés dans la tente de presse installée dans le Nasser Medical Complex à Khan Younis, au sud de Gaza, sont dans une situation similaire, voire pire. Les expériences passées et présentes des frappes aériennes ont appris aux journalistes que nous sommes des cibles et qu'il vaut mieux se rassembler dans un même espace pour s'apporter mutuellement soutien et réconfort. 

Des tentes de presse sont installées dans les hôpitaux, comme le Dar al-Shifa Hospital au nord et l'Aqsa Martyrs Hospital au centre de la ville de Gaza, afin d'utiliser les sources d'énergie disponibles et l'accès potentiel à l'internet. Les tentes reçoivent parfois le soutien du Journalists Syndicate, du bureau des médias du Hamas ou de grandes chaînes de télévision disposant de ressources plus importantes, comme Palestine Channel.

La peur de perdre sa famille plane comme une ombre sur les journalistes et leurs proches. Ceux qui sont à la maison craignent de perdre ceux qui sont sur le terrain, et ceux qui sont sur le terrain craignent de perdre ceux qui sont à la maison.

Le matin suivant l'assassinat des membres de la famille du correspondant en chef d'Al Jazeera, Wael al-Dahdouh, dont sa femme, sa fille et son fils, au 19e jour de la guerre, une peur froide s'est emparée de nos cœurs. Nous avons tous peur d'être les prochains, sachant qu'il n'est pas le premier d'entre nous à vivre cette épreuve.

Le reporter-photographe Aly Gadallah a perdu sa sœur et trois de ses frères lors d'une frappe aérienne alors qu'il était en service. Le journaliste Mahmoud Hanieh a perdu sa femme et leur fils, qui n'avait pas encore un an. Le journaliste Khaled al-Ashqar a également perdu sa femme dans l'exercice de ses fonctions.

La famille d'Ashqar a désespérément cherché à se mettre à l'abri, fuyant sa maison comme des milliers d'autres, changeant de lieu de refuge au moins quatre fois, jusqu'à ce qu'elle se retrouve à Khan Younis. Khaled travaille depuis la tente de presse installée à l'hôpital des Martyrs d'Aqsa. Il effectue chaque jour une marche au petit matin, puis au cœur de la nuit, pour tenir compagnie à sa famille au milieu des frappes aériennes qui sèment la terreur la nuit.

"Ma femme a été tuée lors d'une frappe aérienne visant l'endroit où nous nous étions réfugiés pour notre sécurité. Mon fils a été légèrement blessé, mes neveux ont reçu des blessures moyennement graves, et ma nièce a dû être amputée d'une jambe. Je n'avais jamais imaginé que cela puisse m'arriver. J'ai enterré ma femme et repris le travail le lendemain. Notre vie sans elle, pour nos quatre enfants et moi-même, est vraiment difficile, surtout en ce moment », me dit Khaled.

Je suis, en ma qualité de journaliste, soumis à une grande pression. J'ai dû séparer les enfants de sorte que nous ne mourrions pas tous ensemble lors des frappes aériennes qui ont suivi. Deux sont avec leur grand-père, un avec ma sœur et un avec moi. Je n'ai pas pu m'arrêter de travailler ; nous sommes la voix de très nombreuses personnes qui n'ont pas d'autres moyens de faire connaître au monde entier toute la terreur et l'injustice auxquelles elles ont été confrontées. Cette mission nous a été confiée.

Wissam Yassin, une correspondante d'Alhurra à Gaza, est d'accord avec lui. « Nous sommes des civils palestiniens comme d'autres Palestiniens qui vivent en état de siège, mais nous avons également pour mission de présenter la vérité. »

Wissam est mère de trois enfants, deux filles et un garçon, qu'elle laisse à sa famille dans le sud de Gaza pendant sa journée de travail. Elle a relayé son expérience en relatant cette guerre alors que nous sommes assis côte à côte sur un des trottoirs adjacents à la tente de presse : « J'ai couvert de nombreuses escalades militaires et guerres, mais rien ne se compare à ce qui se passe actuellement. Nous n'avons pas le temps de réfléchir ou de pleurer. Nous ne comprenons pas ce qui se passe. Parfois, je me dis que nous avons réussi à aller de l'avant grâce à la beauté de nos esprits, car les roquettes atterrissent dans nos cœurs. Dès que nous diffusons nos bulletins d'information, nous nous précipitons sur nos téléphones pour prendre des nouvelles de nos familles et nous assurer qu'elles sont en sécurité, si le réseau téléphonique fonctionne des deux côtés. Si personne ne décroche, tous les scénarios les plus horribles se bousculent dans mon cerveau. Je perds toute concentration et toute envie de travailler ; mon esprit reste agité jusqu’à ce que je sois rassurée qu’ils vont bien. »

Mes enfants n'aiment pas mon travail. Lorsque je parle à ma plus jeune fille, je me sens coupable lorsqu'elle me dit des choses comme « La mère de mon amie est avec elle, mais tu n'es pas avec nous », surtout parce que je ne passe pas la nuit avec eux. Je n'ai réussi à passer qu'une seule nuit à leurs côtés depuis le début de cette guerre. Toutes les autres nuits, j’ai été ici dans le véhicule de diffusion stationné près du Nasser Medical Complex. »

Elle ajoute : « Au cours de la première semaine de guerre, je suis partie pour couvrir les événements, et je n'ai réussi à y retourner qu'une semaine plus tard pour les prendre et fuir vers le sud. Nous sommes partis avec les vêtements que nous avions sur le dos ; c'est tout ce que nous avons pour l'instant et je n'ai pas eu le temps d'en acheter d'autres. Le froid s'est installé et j'ai dû me dépêcher d'acheter un pyjama d'automne pour mon plus jeune dans l'une des baraques du coin. Je suis sortie avec mon gilet de presse et tous ceux qui m'ont vu - passants et vendeurs - m'ont posé des questions sur le cessez-le-feu. Les gens nous considèrent comme une source d'information. Cela me déchire profondément. »

La situation de la correspondante de TRT Arabi, Ruba al-Agramy, n'est pas très différente : elle laisse ses quatre enfants à leur père et à leur tante pour faire le trajet quotidien entre son domicile et son lieu de travail, partant à 7 heures du matin et revenant le soir. Elle essaie de grappiller quelques minutes entre ses séquences de diffusion en direct pour acheter quelques provisions pour ses enfants dans les baraques voisines, car sa famille a également été déplacée de la ville de Gaza et installée à Khan Younis.

Dès qu'elle a terminé l'une de ses séquences, nous nous asseyons pour discuter dans le véhicule de diffusion. Elle me dit : « Je commence à l'aube, j'adore mes enfants, je les serre dans mes bras, je leur donne plein d'amour et j'ai ma part d'amour avant de partir sur le chemin de la mort. Le trajet entre l'abri et la tente de presse est long et pénible ; il faut compter environ 20 à 30 min en conduisant à toute vitesse. Tout au long du chemin, j'implore Dieu de m'accorder un passage sans encombre ; la route est déserte et complètement vidée de ses habitants, après avoir été ciblée par des frappes aériennes. »

Agramy couvre cette guerre depuis les premiers instants. Lors de précédentes escalades militaires, elle avait généralement eu la possibilité de travailler depuis chez elle. Pour elle, le contraste a été frappant : « Je suis témoin de tout, de mes propres yeux ; les scènes de sang et de carnage dont j'étais auparavant protégée par un écran ne sont plus qu'à cinquante centimètres de moi. » Le fait d'être témoin de cette situation, de voir comment les médecins tentent de soigner les blessés avec un matériel quasi-inexistant, me brise en tant que mère. Je suis hantée par la possibilité qu'ils me jettent l'un de mes enfants dans les bras comme un martyr. C’est dur pour moi en tant que mère et en tant que journaliste. »

Quant à Amir al-Farra, il semble complètement absorbé par la réalisation d'une interview téléphonique pour la chaîne satellite pour laquelle il travaille. Les écouteurs branchés, il est assis sur une chaise en plastique à côté d'un mur surchargé de câbles électriques et Internet, l'épuisement se lisant sur son visage alors qu'il rend compte de la situation humanitaire à Gaza. Dès qu’il a terminé, il me sourit : « Je suis correspondant de la chaîne satellite Al Yawm, père de deux filles, dont l'aînée, âgée de sept ans, est au centre de mes angoisses. »

Au cours de sa carrière dans la presse, il a été témoin de nombreuses opérations militaires, mais sa fille était plus jeune à l'époque et n'était pas encore consciente de la peur et des explosions. Cette fois-ci, elle lui a envoyé des messages vocaux sur WhatsApp, le suppliant de rentrer à la maison et de laisser son travail de côté. Elle bluffe en disant : « Roquettes ! »

Il dit : « Je me sens impuissant face à ses peurs. Je ne sais pas comment la rassurer. Chaque jour, je lui promets de rentrer à la maison, et c'est ce que je fais. Je suis originaire de Khan Younis. J'arrive au travail à la tente de presse à l’aube et je pars avant la tombée de la nuit. » Il lui faut environ 10 à 15 minutes pour rentrer chez lui. Bien qu'il ait dû rentrer à pied un jour où il ne trouvait pas de voiture pour l'emmener, en raison de la pénurie de carburant et de gaz et de la peur des conducteurs de rouler tard le soir, il n'a pas eu d'autre choix que de tenir sa promesse. Elle n'est pas la seule à être inquiète pour lui, il y a aussi sa femme, qui doit s'occuper de leurs deux enfants. « Je reviens pour elles », ajoute-t-il.

À ce jour, date à laquelle ces mots ont été écrits, l'occupation a assassiné 21 journalistes hommes et trois journalistes femmes, dont certains ont été tués aux côtés de membres de leur famille lors de frappes aériennes, tandis que d'autres ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions.

Photo: Mada Masr

Available in
EnglishSpanishGermanPortuguese (Brazil)French
Author
Noor Swirki
Translators
Sandra Lorant-Lecanne, Anne-Marie Luigi and ProZ Pro Bono
Date
19.01.2024
Source
Original article🔗
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