Après s’être rendu en Colombie pour inaugurer le cycle de réflexions « Imaginar el futuro desde el Sur (Imaginer l’avenir depuis le Sud) », organisé par le Ministère de la culture colombien et la philosophe Luciana Cadahia, l’ex-vice-président bolivien Álvaro García Linera a discuté avec Jacobin du scénario politique et social que l’Amérique latine traverse en cette « époque de transition » ou d’« interrègne » dans laquelle nous allons nous plonger pour les 10 à 15 prochaines années avant qu’un nouvel ordre mondial ne s’affirme. Cette instabilité floue marque l’émergence des mouvements d’ultra droite les plus hideux qui, dans une certaine mesure, sont la conséquence des limites du progressisme. Dans ce nouveau contexte, Linera soutient que le progressisme doit être plus audacieux afin, d’une part, de répondre aux exigences profondes qui sont la base du soutien populaire en s’appuyant sur sa responsabilité historique et, d’autre part, de neutraliser le chant des sirènes de la nouvelle droite. Cela implique de mettre la pression sur une réforme en profondeur de la propriété, de la fiscalité, de la justice sociale, de la distribution des richesses et de la mise en commun des ressources au profit de la société. Ce n’est que de cette façon, en commençant par répondre aux demandes les plus primaires de la société et en faisant progresser une démocratisation réelle que, selon Linera, il sera possible de renvoyer la droite ultra dans les cordes.
TOP: Dans la région, le 21e siècle a commencé par une vague de gouvernements progressistes qui a réorienté la trajectoire de l’Amérique latine. Cependant, cette dynamique a commencé à se gripper après le triomphe de Mauricio Macri en Argentine en 2015 qui a conduit de nombreuses personnes à prédire la fin du progressisme régional. Ainsi, une vague de gouvernements conservateurs a déferlé, mais, face à cette tendance, le progressisme a fait son retour dans des pays comme le Brésil, le Honduras ou la Bolivie. Dans d’autres, comme le Mexique et la Colombie, le progressisme a accédé au pouvoir pour la première fois. Comment comprenez-vous la tension actuelle entre les gouvernements populistes ou progressistes et les gouvernements conservateurs ou oligarchiques ?
AGL: Ce qui caractérise la période historique entamée il y a 10 ou 15 ans est le déclin lent, douloureux et contradictoire d’un modèle d’organisation économique et de la légitimation du capitalisme contemporain ainsi que l’absence d’un nouveau modèle solide et stable qui permettrait la croissance et la stabilité économique ainsi que la légitimation politique. Il s’agit d’une longue période, nous parlons ici de 20 ou 30 ans, au cours de laquelle se situe ce que nous appelons une « période transitoire », que Gramsci qualifie d’« interrègne », une période où des vagues de tentatives d’imposition d’une impasse se sont succédées.
L’Amérique latine--et maintenant le monde entier car l’Amérique latine avait simplement de l’avance sur ce qui s’est ensuite produit partout--a traversé une vague progressiste intense et profonde. Pour autant, cette vague ne s’est pas confirmée et a été suivie d’une vague contraire conservatrice et régressive suivie elle-même d’une nouvelle vague progressiste. Il est possible qu’au cours des cinq à dix prochaines années, ces nouvelles vagues et vagues contraires de courtes victoires, défaites et hégémonies s’enchaînent jusqu’à ce que le monde redéfinisse un nouveau modèle d’accumulation et de légitimation qui donnera naissance pour lui, et pour l’Amérique latine, à un nouveau cycle de stabilité pour les 30 années suivantes. Tant que cela ne se produit pas, nous assisterons à un vortex de transition. Et, comme je le disais, nous assistons à des vagues progressistes, à leur épuisement, à des contre-réformes conservatrices qui échouent également, puis à de nouvelles vagues progressistes... Et chaque contre-réforme, chaque vague progressiste est différente des précédentes. Milei est différent de Macri, bien qu’il reprenne des idées de ce dernier. Alberto Fernandez, Gustavo Petro et Andres Manuel Lopez Obrador sont différents des représentants de la première vague bien qu’ils se basent sur une partie de leur héritage. Et je crois que nous allons encore assister à une troisième vague et à une troisième vague contraire jusqu’au point où l’ordre mondial sera défini car l’instabilité et l’anxiété ne peuvent durer éternellement. Enfin, comme cela s’est produit dans les années 30 et dans les années 80, nous constatons le déclin cyclique d’un régime d’accumulation économique (libéral de 1870 à 1920, capitalisme d’état entre 1940 et 1980, néolibéral de 1980 à 2010). Le chaos généré par cet effondrement historique et la difficulté à créer un modèle nouveau et durable d’accumulation-domination se rappropriant la croissance économique et l’adhésion sociale.
TOP: Nous constatons actuellement que la droite a à nouveau recours à des pratiques que nous pensions oubliées, comme des coups d’état, la persécution politique et les tentatives de meurtres...Vous-mêmes avez fait les frais d’un coup d’état. Comment pensez-vous que ces pratiques vont évoluer et comment pouvons-vous leur résister grâce à des projets populaires ?
AGL: La divergence des élites politiques est typique de la période transitoire, de l’interrègne. Lorsque tout va bien, comme ce fut le cas jusque dans les années 2000, les élites convergent autour d’un modèle unique d’accumulation et de légitimation. Ensuite, toutes deviennent centristes. Mêmes les partis de gauche se modèrent et deviennent néolibéraux, même s’il existera toujours une gauche radicale mais marginale, sans soutien public. La droite traverse aussi une lutte interne mais cela ne concerne que des remplacements et des ajustements dus aux circonstances. Lorsque le déclin historique devient inévitable, les divergences commencent et la droite se divise en des mouvements d’extrême-droite. L’extrême-droite se met alors à grignoter la droite modérée. Et les mouvements de gauche les plus radicalisés sortent alors de leur statut de groupuscules marginaux et politiquement insignifiants. Ils commencent à gagner en résonance et public. Ils se développent. Pendant l’interrègne, la divergence des projets politiques est la norme car il y a des tentatives, différentes les unes des autres, de résoudre la crise de l’ordre ancien, au sein d’une société désabusée qui a perdu confiance, qui ne croit plus en les anciens « dieux », en les anciennes recettes, en les anciennes propositions qui ont garanti la tolérance morale à l'égard des dirigeants. Puis, les extrêmes commencent à se renforcer.
C’est ce que nous allons observer avec la droite. Le centre-droit, qui était à la tête du continent et du monde pendant 30 ou 40 ans, n’a plus la solution aux échecs économiques évidents de la mondialisation libérale. Et, face aux doutes et aux inquiétudes de la population, émerge une extrême-droite qui continue de défendre le capital mais croit que les bonnes manières de l’ancienne époque ne suffisent plus et que les règles du marché doivent maintenant être imposées par la force. Cela implique de mater les gens, en usant de la violence si nécessaire, afin de retrouver un marché libre pure et vierge sans concessions ni ambiguïtés car, d’après elle, c’était la cause de l’échec. Ainsi, cette extrême droite tend à se consolider et à attirer plus d’activistes en parlant d’« autorité », de « choc du marché libre » et d’un « affaiblissement de l’État ». Et, en cas de soulèvements sociaux, il faut recourir à la force et à la coercition. Si nécessaire, un coup d’État ou un massacre disciplinera les rebelles qui s’opposent au retour moral aux bonnes manières de la libre entreprise et de la vie civilisée. Les femmes cuisinent, les hommes assurent le quotidien, les patrons décident et les travailleurs travaillent en silence. Un autre symptôme du déclin du système libéral devient évident lorsqu’elle ne parvient plus à convaincre ou séduire et qu’elle doit imposer, ce qui signifie qu’elle vit déjà ses dernières années. Néanmoins, cela ne la rend pas moins dangereuse en raison du radicalisme autoritaire de ce qu’elle impose.
Face à cela, le progressisme et la gauche ne peuvent pas se comporter de manière condescendante, essayant de plaire à toutes les factions et à tous les secteurs sociaux. Les gauches émergent de leur marginalité dans cette période transitoire parce qu’elles se présentent comme une alternative populaire à la catastrophe économique causée par le néolibéralisme des entreprises. Leur fonction ne peut pas être de mettre en œuvre un néolibéralisme « à visage humain », « écologique » ou « progressiste ». Les gens ne prennent pas les rues et ne votent pour la gauche pour égayer le néolibéralisme. Ils agissent et modifient radicalement leurs opinions politiques antérieures parce qu’ils en ont marre du néolibéralisme. Ils veulent s’en débarrasser, parce qu’il n’a fait qu’enrichir quelques familles et quelques entreprises. Et si la gauche ne répond pas à ce souhait et coexiste avec un régime qui rend les gens de plus en plus pauvres, il est inévitable que les gens changent radicalement leurs préférences politiques au profit de l’extrême droite qui offre un moyen (illusoire) de sortir du grand malaise collectif.
Si la gauche veut se consolider, elle doit répondre à la demande qui est à l’origine de son apparition. Et, si elle veut vraiment vaincre l’extrême droite, elle doit résoudre de manière structurelle la pauvreté de la société, l’inégalité, la précarité des services, de l’éducation, de la santé et du logement. Cela implique de mettre la pression pour réformer en profondeur la propriété, la fiscalité, la justice sociale, la distribution des richesses et la mise en commun des ressources au profit de la société. S’attarder sur ce travail va alimenter la loi des crises sociales : toute attitude modérée face à la gravité de la crise encourage et nourrit les extrêmes. Si la droite agit ainsi, elle alimente la gauche. Si la gauche agit ainsi, elle alimente l’extrême droite.
Par conséquent, la manière de vaincre l’extrême droite, de la réduire à une niche (qui existera encore, mais sans pertinence sociale) réside dans le développement des réformes économiques et politiques qui se traduisent par des améliorations matérielles visibles et durables des conditions de vie des majorités populaires de la société. Il faut se diriger vers une plus grande démocratisation des décisions, une plus grande démocratisation des richesses et des biens, de telle manière à ce que la droite soit endiguée. Tout cela doit être fait de telle sorte que l’endiguement de l’extrême droite ne relève pas seulement d’un discours, mais soit soutenu par une série de mesures pratiques de répartition des richesses répondant aux principales préoccupations et demandes populaires (pauvreté, inflation, précarité, insécurité, injustice). car nous ne devons pas oublier que l’extrême droite est une réponse pervertie à ces angoisses. Certes, plus la richesse est distribuée, plus les privilèges des puissants sont affectés. Mais ils resteront une minorité qui défendra becs et ongles ses privilèges. Pendant ce temps, la gauche se consolidera en tant que mouvement se souciant des besoins fondamentaux de la population et y répondra. Mais plus ces gauches ou mouvements progressistes se comportent d’une manière craintive, timorée et ambiguë pour résoudre les principaux problèmes de la société, plus les droites extrêmes croîtront et le progressisme sera isolé, déçu de sa propre impuissance. Ainsi, à l’époque actuelle, l’extrême droite est vaincue par plus de démocratie et une meilleure répartition des richesses et non grâce à la modération ou la conciliation.
TOP: La nouvelle droite inclut-elle des éléments nouveaux ? Est-il correct de les qualifier de fascistes ? Ou devrions-nous leur donner un autre nom ? Les défenseurs des droits organisent-ils un laboratoire post-démocratique pour le continent (y compris les États-Unis) ?
AGL: Sans aucun doute, la démocratie libérale, en tant que simple remplacement des élites qui décident pour le peuple, tend inévitablement vers des formes autoritaires. Si, parfois, elle a pu produire des résultats de démocratisation sociale, c’est grâce à l’impulsion d’autres formes démocratiques plébéiennes qui se sont développées simultanément : sous forme de syndicats, de communauté agraire ou sous la forme plébéienne de la multitude urbaine. Ce sont des actions collectives multiples et multiformes de la démocratie qui ont donné à la démocratie libérale un rayonnement universaliste. Cela s’est produit parce que nous nous sommes surpassés et avons été de l’avant. Mais si la démocratie libérale reste en l’état, telle une simple sélection de dirigeants, elle tend inévitablement à la concentration des décisions, à sa conversion en ce que Schumpeter a appelé une simple élection concurrentielle de ceux qui décideront de la société, --une forme autoritaire de concentration décisionnelle. Et cette décision monopolistique par des moyens autoritaires et, si nécessaire, prenant le pas sur la procédure même de sélection de l’élite, est ce qui caractérise l’extrême droite. Il n’y a donc pas d’antagonisme entre l’extrême droite et la démocratie libérale. Il y a une collusion en arrière-plan. L’extrême droite peut coexister avec ce type de démocratisation purement élitiste qui soutient la démocratie libérale. C’est pour cette raison qu’il n’est pas rare qu’elle accède au pouvoir par le biais d’élections. Mais ce que la démocratie libérale tolère marginalement et à contrecœur et ce que l’extrême droite rejette ouvertement sont d’autres formes de démocratisation qui impliquent la présence de démocraties populaires (syndicats, communautés agraires, assemblées de quartier, actions collectives...). Elles s’opposent à ces autres formes, les rejettent et considèrent que ce sont des obstacles. À cet égard, aujourd’hui, l'extrême droite sont antidémocratiques. Ils acceptent uniquement d’être ceux qui ont été élus pour diriger, mais ils rejettent les autres formes de participation et de démocratisation des richesses. Cela semble être une insulte pour eux, un grief ou quelque chose d’absurde qui doit être combattu avec force et discipline coercitive.
Mais est-ce du fascisme ? Difficile à dire. Il y a de plus en plus de débats universitaires et politiques au sujet de la dénomination de cette tendance et sur la question de savoir s’il vaut la peine de rappeler les terribles actes de fascisme qui ont eu lieu dans les années 1930 et 1940. Ces digressions peuvent peser dans le contexte de la réflexion académique, mais leur conséquence politique est moindre. En Amérique latine, les personnes de plus de 60 ans se souviennent peut-être des dictatures militaires fascistes et leur définition peut les influencer, mais pour les nouvelles générations, parler de fascisme n’a pas le même effet. Je ne m' oppose pas à ce débat, mais je ne le considère pas comme tout à fait utile. En fin de compte, l’adhésion sociale ou le rejet des approches de l’extrême droite ne sera pas lié aux vieux symboles et aux images qu’ils évoquent, mais à l’efficacité de la réponse aux inquiétudes sociales actuelles que la gauche n’est pas en mesure de surmonter.
Peut-être que la meilleure façon de qualifier ces mouvements d’extrême droite, au-delà de cette étiquette, consiste à comprendre à quel type de demandes ils répondent, des demandes qui sont bien sûr différentes de celles des années 30 et 40, bien qu’elles aient certains points communs car les deux époques sont caractérisées par la crise. Personnellement, je préfère parler d’extrême droite ou de droite autoritaire, mais si quelqu’un utilise le concept de fascisme, je ne m’y opposerai pas, même si je n’y suis pas favorable. Un problème peut se poser si, dès le début, ces mouvements de droite sont qualifiés de fascistes, et si nous laissons de côté la question de savoir à quel type d’attente collective ils répondent ou quel type d’échec a permis leur émergence. Par conséquent, avant de coller une étiquette et de chercher des réponses sans connaître les questions respectives, il est préférable de s’interroger sur les conditions sociales entourant leur montée, le type de solutions qu’ils proposent et, en ce qui concerne les réponses à ces questions, vous pouvez maintenant choisir le qualificatif approprié : fascistes, néofascistes, autoritaires...
Par exemple, est-il exact de dire que Milei est un fasciste ? Peut-être, mais d’abord vous devez vous demander pourquoi il a gagné, qui a voté pour lui, et en raison de quelles préoccupations. Voilà ce qui est important. En outre, vous devriez vous demander ce que vous avez fait pour que l’on en arrive à ce résultat. Aujourd’hui, il est plus approprié que nous nous posions cette question que de coller une étiquette facile qui résout le problème du rejet moral, mais qui ne nous aide pas à comprendre la réalité ou à la transformer. Parce que si vous répondez que Milei en a appelé à l’angoisse d’une société appauvrie, alors il est clair que la question est la pauvreté. Si Milei a parlé à un jeune qui n’avait pas de droits, alors il y a une génération de gens qui n’ont pas eu accès aux droits que les gens avaient dans les années 50, 60 ou 2000. C’est là que réside le problème que le progressisme et la gauche doivent aborder pour freiner l’extrême droite et le fascisme.
Il est nécessaire de détecter les problèmes qui incitent les partis d’extrême droite à remettre en question la société parce que leur croissance est aussi un symptôme de l’échec de la gauche et du progressisme. Ils ne sortent pas de nulle part, mais seulement après que le progressisme n’a pas osé, n’a pas pu, n’a pas voulu, n’a pas vu, n’a pas compris as la classe et la jeunesse précaire, et n’ait pas saisi le sens de la pauvreté et de l’économie par rapport aux droits identitaires. C’est ce qui est important à l’heure actuelle. Cela ne signifie pas que vous ne devriez pas parler d’identité, mais que vous devriez plutôt accorder la priorité faire comprendre que l’économie, l’inflation, et l’argent qui sort de la poche des gens sont les problèmes fondamentaux. Et nous ne pouvons pas oublier que l’identité elle-même a une dimension de pouvoir économique et politique, qui est en fin de compte ce qui détermine le caractère subalterne. Dans le cas de la Bolivie, par exemple, l’identité autochtone a été reconnue en assumant d’abord le pouvoir politique et, progressivement, le pouvoir économique au sein de la société. Le lien social fondamental du monde moderne est l’argent, un lien social aliéné mais encore fondamental qui s’éloigne de vous et efface toutes vos croyances et vos loyautés. C’est la question qui doit être abordée par la gauche et le progressisme. Je pense que la gauche doit apprendre de ses échecs et définir une pédagogie afin de trouver les qualificatifs pour dénoncer ou étiqueter un phénomène politique, comme elle le fait, dans ce cas, pour l’extrême droite.
TOP: Revenons aux projets populaires, quels sont les principaux défis pour que le progressisme surmonte ces crises et ces échecs dont vous parliez ? L’extrême droite est-elle de retour maintenant seulement parce que la gauche n’a pas été en mesure de comprendre ou d’interpréter avec précision les exigences des citoyens ?
AGL: L’argent est aujourd’hui le problème élémentaire, fondamental, classique, économique et politique traditionnel de notre temps. En temps de crise, l’économie commande, point barre. Dépassez d’abord ce problème et travaillez ensuite sur le reste. Nous vivons une époque historique où le progressisme et l’extrême droite émergent et où le centre néolibéral, traditionnel et universaliste classique est en déclin. Pourquoi ? En raison de l’économie. C’est l' économie qui gouverne notre monde. Le progressisme, la gauche et les propositions émanant des citoyens doivent d’abord résoudre ce problème. Mais la société qui a surmonté ses problèmes économiques dans certains pays lors de la première vague de progressisme dans les années 50 et 60 est différente de notre société actuelle. La gauche a toujours donné la priorité au secteur de la classe ouvrière officielle salariée, mais aujourd’hui la classe ouvrière informelle est inconnue du progressisme. La sphère du travail informel dans le cadre de l’économie populaire n’est pas bien connue d’une partie de la gauche, qui ne la connaît et ne la comprend pas, et n’a pas de plans productifs pour elle autre que de simples mesures de secours. En Amérique latine, ce secteur représente 60 % de la population. Et ce n' est pas un phénomène transitoire qui disparaîtra plus tard et sera officialisé. Pas du tout. Notre avenir social sera informel. Ce sera ce petit ouvrier, ce petit agriculteur, ce petit entrepreneur, cet ouvrier informel, qui a une famille et des liens intéressants au niveau local et régional, et qui se retrouve dans des situations où les relations capital-travail ne sont pas aussi claires que dans une entreprise formelle. Ce monde existera pendant les 50 années à venir et impliquera la majorité de la population latino-américaine. Que pouvez-vous dire à ces gens ? Comment vous souciez-vous de leur vie, de leurs revenus, de leur salaire, de leurs conditions de vie, de leur consommation ?
Ces deux questions sont essentielles pour le progressisme latino-américain contemporain et la gauche : résoudre la crise économique en tenant compte de l’économie informelle, qui concerne la majorité de la population active en Amérique latine. Qu'est-ce que cela signifie ? Quels sont les outils utilisés ? Sans aucun doute, les expropriations, les nationalisations, la distribution de la richesse, l’expansion des droits, etc. Ce sont certes des outils, mais l’objectif est d’améliorer les conditions de vie et le tissu productif des 80 % de la population, syndiqués et non syndiqués, formels et informels, qui composent le secteur populaire latino-américain. Une participation accrue de la société à la prise de décisions sera aussi nécessaire. Les gens veulent être entendus ; ils veulent participer. La quatrième question est celle de l’environnement : la justice environnementale et la justice sociale et économique ne doivent jamais être séparées et l’une ne doit pas prendre le pas sur l’autre.
TOP: Vous êtes ici en Colombie pour assister à une série de conférences organisées par la philosophe Luciana Cadahia pour le ministère de la Culture. Quels changements voyez-vous ici avec le triomphe du Pacte historique et le gouvernement de Gustavo Petro et de Francia Márquez ? Pensez-vous que la Colombie est à la tête du progressisme dans la région ?
AGL: Compte tenu du contexte historique de la Colombie contemporaine, où au moins deux générations de combattants sociaux et d’activistes de gauche ont été assassinés ou ont dû s’exiler, où les paramilitaires se sont accaparé les formes légales d’action collective et où les États-Unis ont tenté de créer non seulement une base militaire à l’échelle nationale, mais aussi un pivot de la cooptation culturelle, qu’un candidat de gauche ait remporté les élections est tout bonnement un miracle. Et bien sûr, quand vous percevez une grande attente dans les quartiers et les communautés du fin fond de la Colombie, vous comprenez l’explosion sociale qui a eu lieu en 2021 et la raison de cette victoire.
Le fait qu’un triomphe électoral progressiste soit précédé de mobilisations collectives permet une volonté de procéder à des changements sociaux. C’est pour cette raisons que, malgré les limites parlementaires, le gouvernement du président Petro est maintenant le plus radical de cette deuxième vague progressiste continentale.
Deux actions placent l’administration de Petro à l’avant-garde du reste des présidents de gauche. D’une part, l’application de la réforme fiscale progressive, c’est-à-dire la mesure qui impose des impôts plus élevés à ceux qui ont plus d’argent. Dans la plupart des autres pays d’Amérique latine, la source la plus importante de recettes fiscales est la TVA, qui impose clairement une imposition plus élevée à ceux qui ont le moins de moyens.
D’autre part, les progrès réalisés dans la transition énergétique. De toute évidence, aucun pays au monde, même ceux qui polluent le plus comme les États-Unis, l’Europe et la Chine, n’a abandonné les combustibles fossiles du jour au lendemain. Quelques décennies de transition ont été proposées, et même encore quelques années de production record de ces carburants. Toutefois, la Colombie, de même que le Groenland, le Danemark, l’Espagne et l’Irlande, sont les seuls pays au monde à avoir interdit toute nouvelle activité d’exploration pétrolière. L’exemple colombien est plus pertinent, car, dans ce cas, les exportations de pétrole représentent plus de la moitié des exportations totales du pays, ce qui rend cette décision beaucoup plus audacieuse et plus avancée en comparaison.
Il s’agit là de réformes qui, à n’en pas douter, montrent l’engagement à l’égard de la vie et ouvrent la voie à d’autres mesures progressives à court terme.
Cependant, pour que ces décisions, et d’autres qui sont encore nécessaires pour établir les conditions préalables à l’égalité économique, durent dans le temps, nous ne devons pas négliger l’amélioration continue des revenus des classes populaires colombiennes, car toute justice climatique sans justice sociale ne serait rien de plus qu’un environnementalisme libéral. Cela exigera un raccord au millimètre près entre les recettes que l’État cessera de recevoir dans les années à venir, et les nouvelles recettes qu’il devra garantir par d’autres exportations, des impôts plus élevés pour les riches et des améliorations tangibles des conditions de vie des majorités populaires.
TOP: Je voudrais conclure en expliquant le rôle potentiel de l’Amérique Latine et des Caraïbes dans le monde. Ou plutôt, le rôle politique que nous pouvons jouer dans un scénario de transformations radicales comme celles que nous vivons actuellement.
AGL: Au début du XXIe siècle, l’Amérique latine a été la première région à noter l’épuisement du cycle de réformes néolibérales en place dans le monde depuis les années 80. C’est là que la recherche d’un régime hybride entre protectionnisme et libre-échange a commencé, ce qui, de 2018 à ce jour, a progressivement commencé à être testé aux États-Unis et dans divers pays européens. À ce stade, malgré des rechutes mélancoliques occasionnelles dans un paléolibéralisme sommaire comme au Brésil avec Bolsonaro et en Argentine avec Milei, le monde se dirige vers un nouveau régime d’accumulation et de légitimation qui remplacera le globalisme néolibéral.
Toutefois, à ce stade, le continent est quelque peu épuisé pour rester en tête des réformes mondiales. La transition post-néolibérale devra d’abord progresser à l’échelle mondiale pour que l’Amérique Latine reprenne ses forces et retrouve son élan initial. La possibilité de réformes structurelles post-néolibérales de deuxième génération, ou encore plus radicales, qui aident à récupérer la force transformatrice continentale, devra espérer des changements globaux plus importants et, bien sûr, une nouvelle vague d’actions collectives plébéiennes qui modifieront le champ des transformations imaginées et possibles. Tant que cela n’arrivera pas, le continent oscillera entre de courtes victoires populaires et de courtes victoires conservatrices, entre de courtes défaites populaires et des défaites oligarchiques tout aussi brèves.