Le 12 octobre 2023, @GazaMedicVoices ["la voix des médecins de Gaza"], un compte actif sur plusieurs réseaux sociaux qui fournit des témoignages directs, depuis Gaza, de travailleurs et travailleuses médicales intervenant sur le terrain, publie son premier message. Il y est question du témoignage d'un chirurgien consultant à Gaza, datant de trois jours seulement après le début de l'offensive exterminatrice israélienne — avant même que, pour beaucoup, elle ne soit encore perceptible comme telle. “Après cinq jours passés sans avoir quitté l'hôpital, je me trouve sans mots pour décrire la situation,” plaide le chirurgien. "Jamais de toute ma vie, je n'avais été témoin d'une chose pareille, et je suis incapable d'exprimer ce que j'ai vu. Je reste sans voix".
Plus de 200 jours après ce message, l'horreur perpétrée par l'armée israélienne sur la population assiégée de Gaza, soutenue et alimentée par le gouvernement américain, continue de choquer les consciences. Il m'est arrivé d'être tellement sidérée par ce dont j'étais témoin sur mon écran de téléphone portable, que j'en oubliais de respirer.
Israël continue de pilonner les infrastructures civiles de Gaza, avec une précision et une régularité dignes du geste chirurgical. Toutefois, ici, cette ténacité est mise au service de la mort et non de la vie. Le système de santé de Gaza et son personnel sont parmi les cibles les plus évidentes, bien que l'engagement de ce dernier à garder son peuple en vie menace la mise en œuvre du projet israélien. En date du 15 mai, au moins 493 travailleurs et travailleuses du secteur médical ont été tué·es par Israël, le plus souvent au cours de bombardements ciblés ou lors d'exécutions sommaires perpétrées au sein-même des complexes hospitaliers. Ce nombre est néanmoins probablement sous-estimé, car le comptage des victimes incombe aux hôpitaux de Gaza, or tous, sans exception, ont été pris pour cible, et 23 d'entre eux mis hors d'usage. Des centaines de professionnel·les du secteur médical ont été victimes d'arrestations et de torture, et beaucoup sont encore aux mains d'Israël.
Docteure Tanya Haj-Hassan, médecin en soins intensifs pédiatriques, collaboratrice de Médecins sans frontières et cofondatrice de @GazaMedicVoices, s'est imposée comme l'une des voix majeures alertant sur l'enfer créé par Israël contre le personnel médical de Gaza. Elle s'est portée volontaire comme médecin bénévole à Gaza, avant et après le mois d'octobre 2023. Je me suis récemment entretenue avec elle sur Zoom. Nous avons échangé à propos des infrastructures médicales de Gaza prises pour cible, des témoignages épouvantables de torture qu'elle et d'autres ont pu recueillir, des impacts à long terme de la guerre israélienne sur les enfants (et le futur de la Palestine), et enfin de l'attitude à adopter face au silence apparemment impassible et peu préoccupé du corps médical américain, alors qu'un génocide a lieu sous nos yeux.
Notre conversation a été modifiée pour plus de concision et de clarté.
Mary Turfah : Je suis tombée hier sur un rapport faisant état de la mise au jour d'une troisième fosse commune à l'hôpital Al-Shifa. Quand les premiers charniers ont été découverts sur place, il y a un mois, vous avez été interviewée par Sky News. Le présentateur a cité des sources militaires israéliennes affirmant que "des centaines de militants du Hamas" avaient été arrêtés par l'armée israélienne au sein de l'hôpital, puis il vous a demandé ce que vous en pensiez. Pourriez-vous revenir sur votre réponse et sur l'obsession persistante de l'armée israélienne pour les "militants d'Al-Shifa", alors qu'aucun hôpital de Gaza n'a été épargné et que des charniers [sept au total à ce jour] ont été découverts sur de nombreux sites hospitaliers de Gaza ?
Tanya Haj-Hassan : Oui. Je pense que ma réponse a été quelque chose du genre "je n'arrive pas à croire qu'on ait encore cette conversation". Au sein des secteurs médical et humanitaire, Nous sommes vraiment fatigué·es d'avoir à réagir à ces justifications, tellement atroces et grotesques, et qui servent à justifier des actes qui ne seront jamais justifiables. Il me semblait que la question du lien entre le Hamas et Al-Shifa avait été résolue depuis longtemps. Pendant plusieurs semaines, c'est la seule question qui nous a été posée en interview. De nombreuses enquêtes ont été menées et ont permis de conclure qu'il n'existait aucune preuve tangible justifiant les attaques contre Al-Shifa. Malgré cela, Al-Shifa a de nouveau été prise pour cible, elle a de nouveau été assiégée.
Il me semble que je venais de rentrer de Gaza au moment de cette interview avec Sky News. Lorsque je me trouvais à l'hôpital Al-Aqsa de Deir Al Balah, j'ai pu échanger avec des membres du corps médical qui se trouvaient à Al-Shifa lors de la première série d'attaques et jusqu'à la dernière minute. Au moment où l'hôpital a été assiégé et que l'ensemble des patient·es et du personnel ont été évacué·es de force. Vous vous souvenez probablement de cette première série d'attaques : qu'Israël ciblait les panneaux solaires de l'hôpital et les réserves en oxygène, de comment les hôpitaux en sont venus à manquer de carburant, et que les différents services hospitaliers ont été endommagés.
Puis, l'hôpital Al-Shifa s'est finalement remis à fonctionner. Le personnel était très fier d'avoir réussi à le remettre en état de marche.
Lors de la deuxième série d'attaques, l'hôpital a de nouveau été assiégé et pris pour cible. Une grande partie du personnel a été emmenée dans la cour de l'hôpital, où les hommes ont été déshabillés. Les soldats israéliens ont frappé plusieurs membres du personnel médical. Une personne qui a vraiment beaucoup d'ancienneté à Al Shifa, un médecin plus âgé, a finalement été libéré et a dû se rendre à pied jusqu'à l'hôpital d'Al-Aqsa. Il a tout de suite repris le travail. J'étais à l'hôpital Al-Aqsa lorsqu'il est arrivé hirsute, la barbe longue comme ça, épuisé, ayant perdu je ne sais combien de kilos. Il n'avait pas vu sa famille depuis cinq mois, il n'avait pas de téléphone, pas de chaussures correctes, pas de vêtements décents non plus.
Ils se sont enfuis avec pratiquement rien. Et parmi les autres soignants qui ont été emmenés dehors avec lui, beaucoup ont été enlevés. Je pense que les témoignages qu'il a apportés sur ce qu'il s'est passé là-bas et sur la quantité de travail qu'ils ont fourni pour remettre Al-Shifa en état de fonctionnement, ont fait que la question du présentateur de Sky News m'a d'autant plus exaspérée. Aussi parce que je sortais à peine de cette réalité, et donc l'entendre me demander à moi, médecin qui vient de passer les dernières semaines à réanimer des enfants morts ou mourants, qui ont été mutilé·es à un point que je ne pense pas pouvoir oublier un jour (même si je pense que pour mon bien-être, il serait probablement mieux que j'oublie certaines de ces images), j'ai trouvé cela très insultant. Insultant pour moi et pour les soignant·es qui ont risqué leur vie en restant à Al-Shifa, qui ont perdu 25 pour cent de leur masse corporelle et qui étaient épuisé·es. Insultant pour les soignant·es qui ont été tué·es à Al-Shifa, ou en tentant de fuir Al-Shifa, et pour les civil·es qui ont été exécuté·es à cet endroit. C'est une insulte à notre intelligence. C'est une insulte à l'humanité.
MT : La semaine dernière, il a été révélé que le Dr Adnan Al-Bursh, chirurgien orthopédique renommé de Gaza, a été torturé à mort dans les prisons israéliennes, selon des témoins oculaires. Il avait été enlevé en décembre dernier à l'hôpital où il contribuait à sauver des vies. À ce jour, des centaines de soignant·es ont été tué·es et de nombreux·ses autres ont été blessé·es. Dans une interview, vous avez déclaré que les médecins et le personnel soignant s'assuraient désormais d'enlever leurs blouses stériles avant de quitter l'hôpital, afin d'éviter d'être pris·es pour cible. Précisons de plus, que les médecins de Gaza travaillent pratiquement sans interruption depuis 215 jours. Dans la mesure où vous avez travaillé à Gaza, pourriez-vous nous parler un peu de ce à quoi vos collègues sont confronté·es au quotidien ?
THH : Je voudrais commencer par évoquer les enlèvements dont sont victimes les professionnel·les de santé, parce qu'ils sont très peu signalés. Au point que nous sommes contraint·es, mes collègues et moi-même, de mener le travail d'enquête nous-mêmes. Alors que nous sommes toutes et tous soignant·es et nous consacrons déjà à nos métiers respectifs. Les enlèvements sont systématiques. Notre groupe en a documentés au moins 240...
MT : 240 ?!
THH : Au moins 240, oui, et je ne parle pas des chiffres communiqués par le ministère de la santé, qui à mon avis sont encore plus élevés. Notre enquête a montré qu'au moins 240 travailleurs et travailleuses du secteur médical ont été enlevé·es et détenu·es par les forces israéliennes, et que la grande majorité n'a pas encore été libérée à ce jour. Les personnes qui ont été libérées rapportent les tortures qu’elles ont subies, mais aussi les tortures dont elles ont été témoins.
J'ai moi-même recueilli certains de ces témoignages. L'un d'entre eux est un témoignage de trois heures sur les tortures infligées à [mon ami] infirmier, au cours de 53 jours de détention. Il était accusé de faire partie du Hamas, et que sa famille en faisait partie aussi. Mais il est clair qu'il ne faisait pas partie du Hamas, car il a finalement été libéré. Je suis surprise qu'il ait survécu compte tenu de l'ampleur des tortures qu'il a subies. Il n'a d'ailleurs pas survécu en gardant toute sa santé physique et mentale indemne. Il a des cicatrices, il fait des cauchemars. Après sa sortie d'hôpital, Il a souffert d’hématurie pendant des semaines, c'est-à-dire de saignements lorsqu'il urinait.
MT : Hématurie ? Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?
THH : Permettez-moi de mentionner seulement qu'il s'agissait d'abus physiques, sexuels et psychologiques. Mais il m'a donné des descriptions détaillées de ce que chacun de ces actes de torture impliquait. En toute honnêteté, c'est la pire chose que j'aie entendue de toute ma vie. J'ai un ami qui a travaillé sur les enquêtes relatives à Abu Ghraib, un avocat spécialisé dans les droits de l'humain. Et, je vous le répète, c'est bien la pire chose que j'aie entendue de toute ma vie.
Ils l'ont traité comme un animal. Ils ont menacé de violer sa mère et ses sœurs s'il n'avouait pas, et ont menacé de tuer sa famille restée à Gaza. Ils lui ont dit qu'ils savaient où sa famille était réfugiée, où elle se trouvait, tout en continuant à lui ordonner d'avouer. Il a refusé de faire de faux aveux, insistant sur le fait qu'il était infirmier et qu'il n'avait rien à voir avec un quelconque groupe militaire.
Mais permettez-moi de vous parler un peu plus de cet infirmier, car je pense qu'il est important de brosser un tableau précis de la situation. C'est quelqu'un qui travaille du matin au soir. C'est l'un des infirmiers les plus dévoués que je n'aie jamais rencontrés. Devinez ce qu'il fait maintenant qu'il a été libéré ? Il travaille gratuitement, en tant que bénévole.
Imaginons qu'il soit deux ou trois heures du matin. Nous recevons des victimes en masses, des tas et des tas. Nous sommes épuisé·es. Nous venons de terminer la réanimation de tou·tes les patient·es et tout le monde est relativement stable. Et alors que nous nous arrêtons pour prendre une tasse de thé, lui est toujours là au service de réanimation, en train d'essuyer le sable des yeux d'un patient, d'enlever ses vêtements mouillés, de lui parler. C'est quelqu'un comme ça.
J'aimerais vraiment décrire qui il est, avec ses cernes sous les yeux parce qu'il est insomniaque, parce qu'il se réveille chaque nuit, après avoir dormi 30 minutes, en criant "Arrêtez de me frapper ! Arrêtez de me battre !" Il ne peut pas dormir. Donc il travaille. Il est censé être en service 24 heures puis avoir 48 heures de repos, comme tout le monde, n'est-ce pas ? Mais une fois qu'il a terminé ses 24 heures, il revient trois heures plus tard parce qu'il n'arrive pas à dormir.
Une fois, je lui ai dit de rentrer chez lui parce qu'il travaillait depuis bien trop longtemps déjà. Il est donc parti. Deux ou trois heures plus tard, je suis aux urgences et je vois un homme allongé sur le sol avec un garrot. Une explosion lui a arraché deux jambes et un bras. Il ne lui reste qu'un bras et il est au sol, en pleine hémorragie. Il vient d'arriver à l'hôpital, et il est en train d'être réanimé. Un cathéter urinaire a été placé sur son moignon en guise de garrot. Un autre, de type militaire, a été placé sur son autre jambe. Je n'avais jamais vu de garrots de type militaire aux urgences, mais j'en avais rapporté tout un lot à Gaza et en avais offert un deux jours plus tôt à l'infirmier dont je vous parle.
Ce patient a donc un garrot de type militaire sur une jambe. J'en sors rapidement un autre de mon sac, et je le mets sur son autre jambe, en me demandant où ils ont bien pu trouver cet autre garrot.
Et puis je me retourne et je vois l'infirmier en question. Là je comprends d'où vient le garrot. Je lui dis, "Mais qu'est-ce que tu fais ici, toi ? Je t'ai dit de rentrer chez toi et de te reposer". Il explique : "Je suis rentré chez moi et je me suis reposé. C'est le mari de ma sœur là par terre avec une triple amputation".
Il raconte que son beau-frère s'est rendu à une distribution d'aide humanitaire. Les forces israéliennes ont bombardé le site où les aides étaient distribuées. Sa famille l’a donc réveillé et prié d’aller voir comment se portait son beau-frère, car ils savaient bien qu’il était là-bas.
Il s’est donc rendu sur place et a aperçu son beau-frère, qui est aussi un très bon ami à lui, sur le sol, en train de se vider de son sang, trois membres arrachés par l'explosion. Et maintenant voilà, alors qu'il nécessite de multiples chirurgies, son beau-frère se trouve dans un hôpital saturé, où il est impossible de les obtenir. Qui est à son chevet, en train de prendre soin de lui ? Mon ami, celui qui a traversé tout ce que je viens de vous raconter.
Quelques nuits plus tard, c'est aussi lui qu'on retrouve en train de réanimer un enfant à trois heures du matin. L’enfant est mort et l’infirmier s’est évanouit, la tête la première sur le lit de camp devant lui.
Voilà donc l'expérience d'un soignant qui a été enlevé. Il est épuisé. Sa maison a été détruite. Il travaille un nombre insensé d'heures sans être payé. Et il n'est qu'un exemple parmi des centaines d'autres personnes qui ont été enlevées.
Si vous-mêmes, en tant que soignant·e n'avez pas été victime d'enlèvement, vous avez nécessairement un·e collègue qui a été soit enlevé·e soit tué·e. Elle·il·s travaillent sans salaire, ou avec un salaire minimal, s'elle·il·s ont un contrat. La plupart des soignant·es à qui j'ai parlé·es à l'hôpital Al-Aqsa vivent dans des tentes à ce stade. Tous les jours, elle·il·s viennent travailler, pour essayer de subvenir aux besoins des membres de leur famille. Car ces soignant·es sont souvent les seul·es, s'elle·il·s sont payé·es, à disposer d'un revenu.
Moi, Mary, je n'ai fait ça que pendant deux semaines, et j'étais pourtant si fatiguée quand je suis partie. Deux semaines seulement. Ce n'était pas juste le type de fatigue que je ressens quand je suis de garde. Ces trois dernières années, j'étais membre d'une équipe de soins intensifs. Je sais donc bien ce qu'est l'épuisement qu'on ressent quand on est amené·e à enchaîner les interventions, et c'est comme ça qu'on travaille à Gaza. Mais là-bas c'est un épuisement mental dont il s'agit, et un type d'épuisement physique qui provient aussi d'un manque d'exercice physique et d'une très mauvaise alimentation. On mange constamment des aliments en conserve. C'est tout ce qu'on mange, de la nourriture en boîte. Deux semaines de ce traitement, et votre corps est fatigué.
Je n’avais toutefois pas en plus en plus à m’inquiéter de la sécurité des personnes qui me sont chères. Alors, qu’elles et eux doivent se soucier de la sécurité de leur famille, en plus du reste. La majorité de mes collègues ont perdu au moins une personne proche. J'ai rencontré des professionnel·les de santé d'Al-Aqsa qui ont perdu leur conjoint·e, leurs enfants, leurs cousin·es, leurs parents.
MT : Il semble qu'au moins au début, les forces israéliennes visaient surtout les médecins ayant le plus grand nombre d'années d'expérience. Ceux et celles qui restent sont donc les titulaires les plus jeunes, les internes et les étudiant·es en médecine. On attend alors d'eux et elles qu'elle·il·s prennent le relai et assument des tâches qui vont bien au-delà de leur formation. Qu'arrive-t-il à un système médical qui perd son expertise ?
THH : C'est une très bonne question, et ce n'est pas seulement dû au fait que les médecins seniors soient ciblé·es, ce qui est bien le cas par ailleurs. C'est aussi dû au fait que, parce que le personnel médical est pris pour cible, et que la population de Gaza est privée de tout ce qui est indispensable à la vie humaine, les personnes qui ont la possibilité de partir, le font, pour la plupart. Et les personnes qui ont le choix sont le plus souvent les membres de la société qui ont le plus haut niveau de diplômes, qui ont de bons revenus, et qui ont des économies. Un grand nombre de médecins expérimenté·es ont fui. Ils fuyaient activement quand j'étais sur place. Quand j'étais là-bas, le directeur du service de néonatologie est parti, ainsi que l'un des médecins séniors du service des urgences.
Ce que ça a eu comme effet par exemple, c'est qu'une nuit, au service des urgences (les médecins travaillent en groupes), certains groupes se sont retrouvés sans médecins expérimenté·es, avec seulement des médecins débutant·es, tout juste sorti·es de l'école de médecine. Et ça a duré comme ça toute la nuit.
Mary, vous qui êtes étudiante en médecine, imaginez-vous un hôpital quelconque : le service de nuit voit des blessé·es arriver en masse constamment, 25 ou 30 blessé·es à la fois, toutes les 2-3 heures. Et vous n'avez que des médecins dans le service pour qui c'est la première année en poste, tout juste sorti·es de l'école de médecine.
MT : Je ne saurais même pas comment faire le tri. Je ne saurais pas quoi faire.
THH : C'est ce à quoi on est confronté sur le terrain. Même les hôpitaux les mieux équipés au monde, imaginons de grands hôpitaux, où les services d'urgences seraient pratiquement vides. Même dans des conditions comme ça, ils seraient complètement débordés et auraient du mal à faire face à ce genre d'afflux massif de victimes. Ils ne pourraient faire face à ne serait-ce qu'un afflux de ce type. Et nous étions confronté·es à plusieurs afflux massifs au cours d'une simple période de travail. La fuite des cerveaux est donc bien réelle. Et cela se produit parce que la population a été étranglée. Beaucoup de gens, s'elle·il·s choisissent de rester en vie, choisissent de partir. Et beaucoup de ceux et celles qui choisissent de rester ou qui n'ont pas la possibilité de partir, sont tué·es.
MT : Oui, c'est insidieux : une mort lente, ou la paralysie d'une population entière. Et ça n'attire peut-être pas autant l'attention parce que ça ne semble pas si frappant ou grave.
THH : Il y a très clairement deux phases distinctes dans la façon dont les gens meurent, en raison de la manière dont Israël mène ses opérations à Gaza. La première est celle de l'exécution rapide. Mort des suites de blessures causées par des explosions, celles dues aux tireurs embusqués, et celles à des éclats d'obus. Quand je parle de tireurs embusqués, de snipers, je veux dire : une balle dans la tête.
Et puis, il y a l'exécution lente, c'est-à-dire la famine, la création de conditions de vie contraires à la vie humaine.
Nous parlions d'Al-Shifa un peu plus tôt. Un des médecins là-bas, lorsque je lui ai demandé "Pourquoi pensez-vous qu'ils continuent à cibler Al-Shifa comme ça ?", m'a répondu qu'Al-Shifa se trouvait au cœur du système de santé de Gaza. Si vous cherchez à détruire une population, vous détruisez ses ressources médicales, les lieux où les gens vont lorsqu'elle·il·s ont besoin d'aide. Si vous cherchez à détruire un système médical en son entier, il suffit de l'atteindre au cœur. Ça c'est l'exécution lente.
MT : Le point sur lequel j'ai vu passer très peu de choses est la question de l'exposition aux agents cancérigènes. Les taux de cancer à Gaza et les types de cancers observables auprès de la population pédiatrique — vous en savez bien plus que moi à ce sujet. Quelque chose n'est pas normal. La population de Gaza a été exposée, au cours de plusieurs décennies d'attaques, à des niveaux toxiques de phosphore blanc notamment, des choses comme ça. Et pour couronner le tout, il y a aussi l'eau impropre à la consommation, les produits chimiques que l'armée israélienne pulvérise sur les terres agricoles pour les rendre inutilisables, disons de temps à autre, en dehors des années où des campagnes aériennes plus systématiques sont menées.
THH : Parfois, en cas d'afflux massifs de victimes, je mettais un masque quand j'allais aux urgences, à cause de la quantité de résidus : provenant des maisons effondrées, mais aussi des résidus des armes explosives elles-mêmes. Vous entrez aux urgences après un afflux massif de victimes, et l'air est tout embrumé. On ne peut plus voir correctement parce que les victimes qu'on nous a apportées sont toutes recouvertes de particules. Vous avez vu les vidéos : les gens sont gris de poussière. Tout cela est rejeté dans l'air. Lorsqu'on découpe leurs vêtements, on reçoit des bouffées de ces résidus, on en respire et on a l'impression d'étouffer. Je ne sais vraiment pas bien ce qu'on inhale dans ces moments-là.
On a choisi de rire de la situation. Tout ça est tellement horrible. Je pense que les gens de Gaza sont vraiment doué·es pour cela, ils savent plaisanter. L'humour noir est de mise lorsqu'on tente de surmonter de telles épreuves.
MT : La "crise humanitaire" dont les médias s’accommodent, voire acceptent, en en faisant le deuil, n'est en fait possible que parce que le "bilan humain", le nombre de morts civiles, est présenté comme relevant d'un phénomène distinct des objectifs politiques principaux d'Israël. Comme si le génocide — et en particulier le fait que les infrastructures de santé soient prises pour cible, était en quelque sorte accessoire ou de l'ordre du dommage collatéral. Quelles sont les limites à la définition de ce qui se passe comme relevant d'une “crise humanitaire” ?
THH : Je crois que j'ai utilisé l'expression "crise humanitaire" pendant quelques semaines au début. Aujourd'hui, le mot "crise" génère en moi du stress. Une "crise humanitaire" décrit une inondation ou une famine temporaire, une famine naturelle. Nous sommes témoins ici d'une exécution massive, toujours en cours, visant toutes les catégories démographiques d'une même population. Ça n'a rien à voir avec quelque chose que le secteur humanitaire serait en mesure de régler.
Un autre souci avec cette définition de la réalité, c'est que dans le cas d'une "crise humanitaire", la réponse habituelle est de faire venir des travailleurs et travailleuses humanitaires. Et si mon premier point était que le monde humanitaire ne peut pas résoudre ce problème, mon deuxième est que l'effort humanitaire a été entravé dès le début. Israël ne permet pas à l'aide humanitaire d'entrer sur le territoire, ni aux travailleurs et travailleuses humanitaires de se rendre là où les gens en ont le plus besoin — nous n'avons pas été en mesure de nous rendre dans le nord, par exemple. Nous sommes à peine capables d'atteindre les zones centrales ou la ville de Gaza. Et même au sud, vous avez des organisations humanitaires qui, soit évacuent leurs équipes ou bien sont contraintes de les déplacer plus loin vers l'intérieur du territoire, de plus en plus loin des zones qui nécessitent pourtant le plus d'aide.
Le troisième point et souci que j'ai avec cette formulation, c'est qu'elle laisse de côté le ciblage direct. Il y a de nombreuses organisations humanitaires qui ont été prises pour cible, à plusieurs reprises. Nous avons beaucoup parlé de la World Central Kitchen ["la grande cuisine centrale", ONG], en grande partie parce que son personnel est étranger. Au moins 11 travailleurs et travailleuses humanitaires, tou·tes palestinien·nes, ont toutefois été tué·es depuis l'attentat contre les employé·es de la World Central Kitchen. Il y a eu plus de travailleurs et travailleuses des Nations unies tué·es à Gaza — et nous avons battu cet horrible record il y a quelques mois déjà — qu'au cours de toute l'histoire de l'ONU.
Pas plus tard qu'hier, on m'a demandé d'accorder une interview sur les "rapports" faisant état d'une famine potentielle à Gaza. Ça fait des mois qu'on parle de famine. Qu’est-ce-que ça veut dire, ces "rapports" sur une famine "potentielle" à Gaza ?
Avant de recevoir cette demande d'interview, je venais de regarder une vidéo montrant des chars israéliens au point de passage de Rafah, [écrasant le panneau "I Love Gaza" ["J'aime Gaza"]](https://www.timesofisrael.com/liveblog_entry/leaked-clip-shows-israeli-tank-crushing-i-love-gaza-sign-in-rafah/). Je me souviens que mon cœur a palpité lorsque je suis arrivée à Gaza et que je l'ai vu. J'ai entendu dire que les Israéliens ont exécuté le personnel non armé travaillant à la frontière de Gaza, ceux qui ont tamponné mon passeport avec la mention "État de Palestine" quand je suis entrée et sortie, ceux qui m'ont fait du thé, et avec qui nous avons rompu le jeûne la première nuit du ramadan parce que nous étions arrivé·es trop tard à Gaza pour pouvoir récupérer nos bagages, et que c'était l'heure de la rupture du jeûne. Nous avons donc tou·tes fait une pause à ce moment-là, et avons rompu le jeûne ensemble. Ce sont des personnes avec lesquelles nous avons partagé thé et nourriture. Ils les ont exécutées puis ont détruit le panneau "I Love Gaza" au bulldozer.
Et les médias veulent parler de ces "rapports" sur la famine ? C'est une distraction par rapport à la réalité de ce qui est en train de se passer sur le terrain, à savoir un génocide.
Je vais vous lire un message que nous avons reçu aujourd'hui, pour Gaza Medic Voices, de la part d'un médecin urgentiste :
"Hier soir, on a principalement eu des patient·es victimes d'explosions, de nombreux enfants blessé·es par des éclats d'obus — l'un d'entre eux était complètement aveugle. La plupart agonisaient à leur arrivée à l'hôpital. Selon ce qui nous a été rapporté, l'armée israélienne a refusé l'accès aux ambulances dans de nombreuses zones où se trouvaient des patient·es, laissant ainsi les gens souffrir et mourir sur place. De nombreuses blessures par balles ont été traitées cette nuit : elles semblaient avoir été causées par des tirs ciblés au niveau des genoux. On a aussi eu plusieurs victimes d'explosions. Les effectifs sur place sont faibles, voire inexistants dans certains services, car leurs familles ont reçu des tracts largués depuis des avions, les sommant d'évacuer la zone (alors qu'elles ont déjà été déplacées et évacuées à de nombreuses reprises)".
C'est un message qui date d'aujourd'hui à Rafah. Des enfants blessé·es par des explosions ou des éclats d'obus, dont un complètement aveugle, la plupart agonisant à leur arrivée à l'hôpital. Et ça c'est pour les gens qui ont eu la chance d'être transporté·es à l'hôpital, car selon ce médecin urgentiste, l'accès aux ambulances est refusé par l'armée israélienne, de sorte que beaucoup de blessé·es sont contraint·es de mourir là où elle·il·s se trouvent. Les autres victimes que les équipes médicales ont à prendre en charge ont bel et bien été prises pour cible : on fait état de blessures par balles aux genoux.
Je ne vois pas comment on pourrait interpréter autrement les données démographiques en lien avec un tel nombre de morts. Il est impossible que 48 pour cent des personnes tuées soient des enfants, mais qu'il s'agisse d'autre chose que de l'assassinat aveugle d'une population entière. Si vous regardez le nombre de morts dans n'importe quelle autre guerre… choisissez n'importe quelle autre guerre et regardez les données démographiques des personnes tuées : vous aurez 85 à 90 pour cent d'hommes en âge de travailler et des hommes jeunes. Pas 48 pour cent d'enfants, 25 pour cent de femmes. Ce sont les chiffres de la population de Gaza, les données démographiques exactes de la population. Rien que cela est bien le signe d'un génocide. Bien sûr, ça ne suffit pas en soi. La Cour internationale de Justice a passé en revue de manière très détaillée les critères permettant de prouver la plausibilité d'un génocide. Il faut des années pour parvenir à une décision juridique définitive dans ces cas-là, mais ici nous en sommes au stade du génocide plausible. Et les données démographiques reflètent bien cela.
MT : Je voulais vous parler de Rafah : selon une déclaration récente de MSF, Israël a pris le contrôle du passage de Rafah du côté palestinien et bloque l'entrée des aides, piégeant ainsi toute la population. Tout en larguant des tracts par avions, lui ordonnant d'évacuer la zone. Dans le même temps, l'Égypte a scellé son côté du point de passage avec des blocs de ciment. Qu'entendez-vous dire de la part des personnes sur place à propos de l'opération menée sur le terrain ?
THH : La panique est extrême. Des dizaines de milliers de personnes sont évacuées. Et elles ne savent pas où aller. On leur dit d'aller à Al-Mawasi. Laissez-moi vous expliquer ce qu'est Al-Mawasi : c'est une ligne de tentes plantées sur un littoral ensablé, où les tentes vont jusqu'à l'eau sur la plage. Lors d'une conférence de presse à laquelle j'ai assisté un peu plus tôt aujourd'hui, une travailleuse humanitaire actuellement à Gaza expliquait : "Il est mensonger d'appeler [Al-Mawasi] une zone sûre, et hypocrite de qualifier de telle n'importe laquelle de ces "zones humanitaires". Tous les lieux qualifiés de "zone de sécurité" ou de "zone humanitaire" ont été bombardés. On a dit aux gens d'évacuer vers Rafah, mais Rafah, depuis le tout début, n'est pas une zone sûre et la ville est actuellement activement bombardée en plus d'être visée par une opération terrestre.
J'ai essayé d'aider à ce qu'une jeune femme soit évacuée de l'hôpital Al-Aqsa. Elle a été écrasée par un char alors qu'elle dormait avec sa famille dans une tente à Al-Mawasi. Le char a littéralement roulé sur la famille entière. La plupart des membres de sa famille ont survécu parce qu'ils se trouvaient au niveau des essieux, de l'espace entre les chaînes du char. Mais elle, on lui a complètement roulé dessus : la moitié de son corps a été écrasé, ses organes à l'air libre. Les médecins l'ont opérée pendant deux semaines pour tenter de récupérer son corps.
J'ai une vidéo d'elle implorant d'être évacuée. C'était vraiment une jeune femme adorable. Elle est morte alors que j'étais à Gaza. Elle se trouvait dans une tente sur la plage d'Al Mawasi lorsqu'elle a été écrasée par un char israélien. Les forces israéliennes ne voulaient pas laisser les ambulances passer pour y accéder. Elle s'est vidée de son sang sur la plage pendant huit heures avant qu'elle puisse être transportée à l'hôpital. Elle a ensuite souffert durant deux semaines avant de mourir de ses blessures.
Il est donc totalement faux de parler de "zones de sécurité". Les gens reçoivent des tracts largués par avions leur ordonnant de soi-disant "évacuer". Il ne s'agit pas d'une évacuation. Il s'agit d'un déplacement forcé. Ça constitue un crime contre l’humanité.
J'ai parlé à l'un de mes collègues aujourd'hui, il a été l'un des derniers à fuir l'hôpital Abu Youssef Al-Najjar, et il m'a dit que l'hôpital était dans un état de panique totale. Il a fini par fuir Abu Youssef Al-Najjar lui aussi. Il s'agissait du seul hôpital public encore sur pieds à Rafah. Il se trouvait dans la zone où il avait été ordonné d'évacuer de force (je déteste le mot "évacuer" dans ce contexte, mais soit).
Il a aidé à l'évacuation des patient·es et de tout le monde. Peu de temps après, sa maison a été touchée. Certains de ses proches ont été tué·es. Ses sœurs ont été blessées. Et il est là maintenant en train de m'envoyer des SMS depuis une zone située au milieu de Gaza, où il est arrivé avec le reste de sa famille, pour me demander si je peux l'aider à mettre en place des points de santé, des tentes où dispenser des soins à la population, parce que, dit-il, il n'y a aucune infrastructure médicale dans cette zone. Et ça c'est juste après avoir perdu ses cousins et que ses sœurs ont été blessées.
MT : Vous vous souvenez probablement de cette vidéo de vous en novembre dernier, lors d'une veillée organisée à Londres en l'honneur du personnel médical de Gaza. Vous portiez une blouse stérile et lisiez le témoignage d'un médecin de Gaza, et vous vous êtes mise à pleurer. Vous avez tendu votre téléphone à la personne qui se trouvait à côté de vous, en lui faisant signe de prendre la relève. Vous vous êtes assise pour vous ressaisir. Et quelques secondes plus tard, vous vous êtes remise debout, vous avez repris votre téléphone et vous avez continué à lire. Je pense souvent à ça : au fait que nous devons, en même temps, nous laisser affecter par ce que nous voyons, parce que ça porterait préjudice à notre humanité, d'un point de vue moral, au niveau sociétal comme au niveau individuel, de ne pas prêter attention à la cruauté, tout autant qu'à la force des individus, comme vos collègues, dont vous partagez les témoignages. Et qu'à la fois, en même temps, il faut tenir et continuer à avancer.
THH : Ce qui n'était pas très clair dans cette vidéo, c'est que je venais juste de lire témoignage après témoignage de médecins de Gaza rapportés par Gaza Medic Voices. C'est-à-dire les messages de plus en plus désespérés que mes proches collègues et moi-même avions reçus de nos confrères et consœurs de Gaza, au cours des semaines précédentes.
Je les ai lus dans l'ordre. Et le dernier message, celui des médecins d'Al-Shifa disant : "Nous ne savons pas si nous serons encore en vie demain matin", je l'avais reçu une heure avant la veillée. Nous recevons ces messages directement, et on se sent tellement désespéré·e, parce qu'on est loin et qu'on ne peut rien faire pour les aider. Il s'agit de personnes qu'on respecte, auxquelles on peut s'identifier.
Ça m'était vraiment insupportable qu'elle·il·s soient visé·es comme ça, pris·es pour cible et risquent de ne pas survivre. Un certain nombre d'entre nous, les collègues avec qui je suis allée à Gaza, étions présent·es à cette veillée, éparpillé·es dans la foule. Et nous pleurions toutes et tous. Et je pense que ça vient de ce sentiment de désespoir collectif et d'impuissance face à la question de savoir comment on a pu en arriver là. Et de ce désir profond de vouloir les protéger, sachant ce pour quoi elle·il·s se battent, et combien nous les respectons comme collègues et en tant qu'êtres humains. Ces larmes étaient dues, je pense, à notre impuissance à protéger les personnes qu'on respecte et admire tant, mélangée à ce sentiment d'insupportable injustice. Plus tout ce qui a précédé aussi, le fait qu'on a vécu tout ça ensemble, depuis le tout début, avec eux et elles tous·tes.
MT : Hier, j'ai vu une vidéo de deux garçons gisant dans les décombres de leur maison. On aurait dit qu'ils dormaient. J'ai fait un zoom et j'ai vu que l'œil d'un des garçons était sorti de son orbite. Je tombe tous les jours sur de nombreuses images ou vidéos de ce type, qui sont les pires choses que j'aie vues de ma vie.
Vous avez cofondé Gaza Medic Voices, qui fournit des témoignages directs de professionnel.le.s de la santé sur le terrain à Gaza. Pourriez-vous parler du pouvoir des témoins et du fait de témoigner, ainsi que de leurs limites ?
THH : Au cours des six premiers mois du conflit, j'ai eu une approche très différente de celle que j'ai maintenant. Je faisais barrage aux images trop choquantes pour tout le monde autour de moi, y compris pour les personnes qui m'interviewaient, car je trouvais ces images très déshumanisantes. Un œil, un globe oculaire, ne devrait pas se trouver sorti de son orbite. C'est quelque chose que vous pourriez voir dans un film d'horreur ou dans un cauchemar. Un homme ne devrait pas arriver aux urgences avec trois membres arrachés. Le visage d'un enfant ne devrait pas avoir explosé. Nous ne devrions pas nous retrouver avec de la matière cérébrale à l'air libre, ce qui est en fait la question qu'on se pose à chaque fois qu'un enfant arrive avec une lésion cérébrale traumatique. "Cerveau apparent ?" C'est la question qu'on pose. Parce que si le cerveau est exposé à l'air libre, nous ne réanimons pas. Il s'agit littéralement d'une question de dépistage pour chaque enfant victime d'un traumatisme crânien. Car nous ne disposons pas des ressources nécessaires pour un enfant dont le pronostic est peu encourageant. Ces enfants auraient peut-être pu survivre, mais nous n'avons tout simplement pas les ressources nécessaires pour cela. C'est donc : "le cerveau est-il apparent, oui ou non ?" Non ? On ne réanime pas.
C'est tellement horrible et choquant. Mais c'est la réalité. Les brûlures à 90 pour cent de la surface corporelle ne sont pas des choses que nous devrions être amené·es à voir. Des enfants dont toute la chair est brûlée, qui ne peuvent pas recevoir de traitements anti-douleur parce que nous n'y avons pas accès. Afficher tout ça c'est déshumanisant.
Durant les six premiers mois, ma stratégie a consisté à ne rien décrire en détails, à ne pas partager de séquences vidéo. Vous avez vu le compte de Gaza Medic Voices : nous ne partageons jamais rien qui soit trop explicite. D'ailleurs, avec toutes les images et les photos que nous recevons, l'une des conversations que nous avons constamment, est la suivante : oui, nous aimerions que le monde entier puisse voir cela, mais nous ne pouvons pas nous résoudre à le montrer. Moi-même, ainsi qu'une autre personne de Gaza Medic Voices, nous travaillons à Gaza depuis des années. Ces personnes [sur les photos ou vidéos] sont souvent des collègues à nous que nous apprécions et aimons énormément...
MT : Ce sont des êtres humains, oui. Ils méritent la dignité, dans la mort comme dans la vie.
THH : Oui. Et quand on se trouve vraiment éloigné·e des circonstances, on est plus susceptible de déshumaniser les victimes. Or, déshumaniser quelqu'un ne devrait jamais être facilité. Mais pour nous, c'est encore plus personnel, car nous avons tous ces liens dans la région. Tout ça pour dire que mon approche a été de ne pas montrer les images choquantes, de ne pas partager les vidéos que je vois et qui me donnent la nausée. Je partage les témoignages, les interviews et les déclarations faites par des organisations.
Mais j'en suis arrivée à un point où je ne sais plus ce qu'il faudra encore pour réveiller les consciences. Je ne sais pas si les autres ne voient tout simplement pas les mêmes choses que moi, ou s'elle·il·s les voient bien mais s'en fichent. Et j'espère vraiment que c'est ne pas ça, car ça impliquerait un niveau de perversité telle, à un point que je ne me résous pas à attribuer à une si grande proportion de la population mondiale.
J'en suis donc arrivée à prendre la décision suivante : “Je vais vous donner une chance. Voilà les vidéos. Faites quelque chose maintenant. Parce que les médias traditionnels ont refusé de voir et de témoigner, nous sommes contraint·es de nous charger nous-mêmes de témoigner. Nous sommes des gens qui n'ont aucune expérience en tant que journalistes et nous ne sommes pas payé·es pour révéler ce qui se passe. C’est néanmoins à nous qu'incombe le fardeau de la preuve.
Il y a tellement de personnes sur les réseaux sociaux, dont la majorité n'est ni formée ni payée pour faire ce qu'elle fait, qui ont pris sur elles de témoigner et de partager des témoignages. Parce qu'il est tellement évident qu'[empêcher les témoignages] fait partie de la stratégie israélienne depuis le tout début : en coupant les moyens de communication, en empêchant les journalistes internationaux d'entrer sur le territoire, ou en ciblant directement les journalistes locaux. [L'intention] était d'éteindre les lumières sur ce qui se passe à Gaza, afin qu'Israël puisse agir dans l'obscurité. Et les médias internationaux, qui ont accès aux mêmes informations que tout un chacun, ont, pour la plupart d'entre eux, complètement négligé la responsabilité qui leur incombe qui est de partager ce qui se passe sur le terrain.
MT : J'ai été bouleversée de réaliser combien de personnes ont des valeurs morales ou ne croient en la justice que de manière abstraite, mais qui en réalité ne se mobilisent pour aucune cause, ne vivent pour rien d'autre qu'elles-mêmes. Je ne sais pas quoi faire du monde dans lequel je me trouve, en particulier dans le domaine de la médecine.
THH : J'ai fait le même constat douloureux. J'ai été choquée de voir à quel point les droits humains universels, et en particulier, en ce qui nous concerne de près en tant que médecins, le droit à la santé, ne sont en fait absolument pas universels. Le fait de voir nos organisations médicales professionnelles, nos hôpitaux, nos institutions universitaires, exclure les Palestiniens et Palestiniennes de leur définition de ce que sont les valeurs "universelles", a opéré un déclic vraiment écœurant en moi. Cela a rebuté un grand nombre de leurs membres aussi.
Pour cette raison, beaucoup d'entre nous ne peuvent plus respecter ce que ces institutions prétendent représenter, ni continuer d'approuver leurs dirigeant·es. Dans le monde de la pédiatrie, les institutions ont activement réduit au silence les médecins qui plaident pour la protection des enfants palestinien·nes, à un moment où les enfants de Gaza sont tué·es, mutilé·es et rendu·es orphelin·es à un rythme sans précédent, et alors que les ONG internationales annoncent que Gaza est l'endroit le plus dangereux au monde pour être enfant aujourd'hui.
MT : D'une certaine manière, j'ai l'impression que les choses se sont clarifiées. Et cette clarté offre une orientation franche, d'une manière qui vient nécessairement perturber le monde dans lequel nous vivons. Le monde tel que nous l'avons connu est remis en cause.
THH : Les choses me semblent en effet tellement plus claires maintenant. Auparavant, je ressentais beaucoup d'anxiété relative aux étapes à venir. Or désormais, le niveau de confiance que je ressens à l'égard de ce pour quoi je vis est tout à fait nouveau et différent.
Les gens me demandent sans cesse : "Ça ne vous faisait pas peur de vous rendre à Gaza ? Vous auriez pu être tuée, c'est tellement dangereux là-bas". J'étais en paix avec l'idée que je puisse être tuée en fait. Pour moi, regarder l'injustice en cours, de loin, était pire que de prendre ce risque. À quoi bon vivre si je ne défends pas les principes et les valeurs auxquelles je crois ? Il y a des choses qui comptent bien plus que ma sécurité personnelle ou ma carrière professionnelle, comme faire tout ce qui est en mon pouvoir pour arrêter un génocide.
Mary Turfah est écrivaine et étudiante en médecine.
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