LA HAVANE — Le spectacle de citoyens affamés faisant les poubelles et réduits à la mendicité était jadis plus commun dans les villes des États-Unis et d’Europe. Cependant, des mesures passées inaperçues, adoptées d’abord par Donald Trump et maintenant par Joe Biden, ont provoqué une crise humanitaire à Cuba.
Depuis son porche dans le sud de La Havane d’où il regarde comment tourne le monde, Ramone Montagudo, âgé de 72 ans, professeur d’histoire à la retraite, est aux premières loges du naufrage. Jusqu’à il y a quelques années, les éboueurs vidaient régulièrement les bennes à ordures situées à l’angle et dont il se sert avec ses voisins. Maintenant, des mouches volent au-dessus d’une mer de détritus dans la chaleur moite. Il regarde quelques voisins moins bien lotis que lui (qui, plusieurs années auparavant, avaient assez à manger) récolter des restes de nourriture dans cette pourriture.
« Pour ce qui est de la nourriture et des médicaments, nous traversons une passe extrêmement difficile », déclare M. Montagudo. « Ce pays a toujours été sanctionné et nous nous en sortions. Mais Trump a ajouté son grain de sel. »
Cuba a été sanctionné pendant plus longtemps qu’aucun autre pays au cours de l’histoire moderne. Cependant, il y a près d’une décennie, l’Administration Obama a allégé les sanctions sur l’île et a rétabli les relations diplomatiques avec La Havane, admettant que plus d’un demi-siècle d’appauvrissement de l’île avait échoué à évincer le gouvernement communiste. Le rebond économique a été rapide. Cependant, dans les dernières semaines de l’Administration Trump, la Maison-Blanche a remis Cuba sur la liste des États soutenant le terrorisme, aux côtés de l’Iran, de la Syrie et de la Corée du Nord, pour des raisons purement politiques et sans fournir de preuves.
Les observateurs de Cuba s’attendaient à ce que Biden réussisse aussi bien qu’Obama. Après tout, durant la campagne de 2020, Biden a promis qu’en tant que président, il « inverserait les politiques ratées de Trump qui ont porté préjudice aux Cubains et à leurs proches. »
Au lieu de cela, Joe Biden a battu à plates coutures Trump en allant plus loin que l’Administration précédente dans l’attaque menée contre le secteur cubain du tourisme, moteur essentiel de l’économie de l’île. Il y a deux ans, le Département d’État de Joe Biden a interdit aux étrangers se rendant à Cuba de bénéficier de visas de séjour gratuits pour se rendre aux États-Unis. Cela signifie que les personnes venant du Royaume-Uni, de France, d’Espagne et de 37 autres pays ont appris que de simples vacances à Cuba pouvaient les priver de l’exemption de visa. De ce fait, nombreux sont ceux qui ont décidé de ne pas prendre le risque d’une visite sur l’île. À la différence des autres pays caraïbéens, Cuba n’a pas connu de rebond de la fréquentation touristique depuis la pandémie. Les voyages entre l’Europe et l’île se situent toujours à la moitié de leur niveau d’avant la pandémie.
L’allégation de terrorisme ainsi que les quelque 200 sanctions prises contre Cuba depuis la fin du mandat d’Obama ont mis à sac l’économie de l’île en réduisant les recettes d’un État en difficulté. Selon les calculs des économistes, le manque à gagner pour le secteur touristique causé par l’allégation de terrorisme coûte à l’État des centaines de millions de dollars par an. D’après eux, le coût annuel global des sanctions de Trump-Biden s’élève à des milliards de dollars par an.
Cependant, pour M. Montagudo et des millions de personnes comme lui, le coût humain est incommensurable. Le professeur à la retraite s’est vu diagnostiquer un Parkinson il y a trois ans. Il arrive à avoir ses prescriptions (Cuba a toujours plus de médecins par rapport à la population que n’importe quel autre pays dans le monde), mais aucun médicament. Comme pour tout le reste, les provisions se sont épuisées. « Avant, on allait à la pharmacie et il y avait le médicament. Maintenant… », il se mord la lèvre et hausse les épaules.
L’action combinée du durcissement des sanctions et de la pandémie a plongé la population cubaine dans une nouvelle et dure réalité. Pour beaucoup, les pannes d’alimentation électrique peuvent maintenant durer plus de 12 heures par jour. En raison de leur pénurie, les médicaments ont vu leur prix devenir inabordable pour la plupart des citoyen·ne·s. En outre, faute de moyens financiers pour faire réparer les infrastructures vétustes, des centaines de milliers de personnes sont maintenant privées d’eau courante. Le pire dans tout cela est que cette situation a duré pendant tellement d’années que les gens ont perdu tout espoir.
En abaissant le niveau de vie de la population et en détruisant ses rêves de meilleurs lendemains, les sanctions Trump-Biden ont provoqué un exode d’une ampleur sans précédent. Au cours des trois dernières années, un nombre record de Cubains ont quitté le pays. Selon les statistiques officielles, 10 pour cent de la population (plus d’un million) est partie entre 2022 et 2023.
Cependant, ni l’Administration Trump ni celle de Biden n’ont interdit aux entreprises américaines de vendre des médicaments antiparkinsoniens à Cuba. Les sanctions imposées à Cuba permettent même expressément « les exemptions et les autorisations qui ont trait aux exportations d’aliments [et] de médicaments. » Et, en 2022, le ministère des Finances de l’Administration Biden a introduit des « autorisations globales » pour les biens servant au sauvetage à Cuba, soutenant que « la fourniture d’aide humanitaire pour alléger la souffrance des populations vulnérables [était] au cœur des valeurs américaines qui sont les nôtres. ».
Cependant, comme exposé récemment dans une enquête exhaustive du Washington Post, la guerre économique reste l’arme principale dans l’arsenal de la politique étrangère des États-Unis : sans annonces, conférences de presse ou gros titres, les deux Administrations sont revenues à leur stratégie consistant à restreindre l’accès aux fonds étrangers et à intensifier la souffrance de la population pour, finalement, faire basculer le régime.
Joy Gordon, experte des sanctions à l’université de Chicago Loyola et auteure de La Guerre invisible. les États-Unis et les sanctions contre l’Iraq, a déclaré à Drop Site News que, depuis les sanctions contre l’Iraq dans les années 1990, on a assisté à une minimisation des préjudices visibles aux populations civiles, ce qui a abouti à la propagation de la malnutrition et des épidémies. « La stratégie est de s’employer à déléguer l’exécution des mesures au secteur privé », a-t-elle déclaré. « La politique américaine a créé des conditions qui rendent commercialement contraignant pour le secteur privé de se retirer de marchés entiers (ce qui a abouti à des préjudices économiques graves et étendus) sans que celles-ci apparaissent directement attribuables aux responsables politiques américains ».
La loi Helms-Burton en est la parfaite illustration. En 2019, M. Trump a appliqué le Titre III de cette loi, qui permet aux Américains de poursuivre les entreprises qui font des affaires avec Cuba, disposition à laquelle tous ses prédécesseurs avaient renoncé. Les croisiéristes qui emmenaient les touristes américains à La Havane pendant les années Obama ont depuis été poursuivis pour des centaines de millions de dollars devant un tribunal fédéral de Floride pour s’être mis à quai dans le port principal de La Havane. Cela a eu pour conséquence de dissuader les multinationales d’investir sur l’île.
Cependant, désigner Cuba comme « État soutenant le terrorisme » est le meilleur exemple de sanction presque invisible, mais insidieuse. Présentée comme un outil politique inoffensif pour rendre le monde plus sûr plutôt que comme une arme de guerre économique, [cette sanction] a connoté négativement le mot « Cuba » dans l’économie mondiale, et ce, d’une façon inédite. À peu près du jour au lendemain, cette étiquette a amené tant les banques internationales que les exportateurs de produits vitaux à se retirer du marché cubain, d’après les diplomates et les hommes d’affaires présents sur l’île.
« Maintenant, rares sont les banques qui veulent travailler avec Cuba », a déclaré à Drop Site News un homme d’affaires européen implanté à La Havane, sous réserve d’anonymat. Il a indiqué que, quelques jours à peine après cette mise à l’index, sa banque l’avait informé que son compte serait clôturé.
L’île avait déjà figuré sur la liste noire des États soutenant le terrorisme du Département d’État américain, et ce, jusqu’en 2015. Mais depuis sa réinscription sur la liste en 2021, les effets ont été redoutables. Au cours de la décennie précédente, les règles en matière d’antiterrorisme et de blanchiment d’argent ont été durcies. L’excès de zèle s’est accru alors que les banques s’efforcent d’éviter des amendes de plusieurs milliards de dollars de la part d’un ministère des Finances de plus en plus enhardi.
L’interdiction faite aux multinationales de commercer avec l’île a rendu l’État dépendant d’une poignée de fournisseurs frileux pour ses importations. Forcer les banques à cesser de traiter les paiements dont l’émetteur ou le bénéficiaire est un compte cubain a abouti à la situation suivante : souvent, même quand l’État peut trouver de l’argent pour acheter et un fournisseur prêt à vendre, il n’existe tout simplement aucun moyen de procéder au paiement.
« L’exécution est maintenant déléguée aux banques qui ont été forcées à instaurer un autocontrôle, a affirmé un autre entrepreneur occidental implanté à La Havane. Elles « ne peuvent plus prétendre ne pas être au courant. »
Le marché cubain présentant plus de risques et moins d’avantages, beaucoup de fournisseurs l’ont délaissé. « C’est un petit pays qui paie en retard. Le marché ne veut pas s’ennuyer avec ça », a déclaré un troisième homme d’affaires européen qui ne vend plus de matériel high-tech au ministère cubain de la Santé publique. « Faire des affaires avec Cuba a toujours été risqué, a-t-il ajouté, mais son inscription sur la liste des États soutenant le terrorisme a changé la donne : maintenant, le moindre compte cubain sera bloqué. »
Interrogé sur la raison pour laquelle les entreprises de matériel médical et les laboratoires pharmaceutiques ont cessé leurs ventes à Cuba au cours des dernières années, le fondateur d’un laboratoire pharmaceutique européen de taille moyenne répond en ces termes : « C’est un petit marché : pourquoi se fatiguer pour trois fois rien ? »
Notre source a déclaré qu’il « ne vaut plus la peine » pour son entreprise de fournir le ministère cubain de la Santé publique, mais qu’ils le font tout de même. « Comment ne pas compatir face à cette situation ? », a-t-il demandé. L’homme d’affaires a accepté de témoigner sous réserve d’anonymat, inquiet à l’idée que son compte puisse être clôturé si le principal établissement financier européen dont il est client venait à apprendre qu’il commerce avec Cuba.
Les défenseurs de l’Administration Biden soutiennent que les sanctions sont loin d’être les seuls ennemis de l’économie cubaine. C’est vrai. Au cours des vingt dernières années, l’alternance de réformes contraires par le parti communiste au pouvoir n’a pas provoqué d’accroissement productif du secteur d’État, lequel reste très centralisé et apathique. Les fonctionnaires reçoivent des salaires de misère et cela ne va pas en s’arrangeant. L’absentéisme sévit. Cependant, identifier les multiples causes des problèmes économiques de l’île ne fait pas disparaître les sanctions.
William LeoGrande, politologue à l’American University, a affirmé que l’inscription sur la liste noire constituait pour Cuba « un seul front dans la guerre économique que lui livre Washington ». Selon lui, la liste noire et les autres sanctions Trump-Biden ont aujourd’hui pour conséquence directe la perte par l’État cubain de milliards de dollars de recettes par an, à un moment où alimentation et carburant sont les principaux produits importés. « Aujourd’hui, les sanctions, a-t-il ajouté, ont des répercussions sur le peuple cubain plus importantes que jamais. »
Les rations alimentaires distribuées par l’État (une ressource vitale pour les indigents du pays) s’amenuisent. Ces dernières années, l’agriculture cubaine, historiquement fragile, a périclité faute de semences, d’engrais et d’essence, ce qui a forcé l’État à importer 100 pour cent des biens subventionnés essentiels.
Cependant, les fonds sont insuffisants pour cela. L’an dernier, l’État a supprimé le poulet des paniers contenant les aliments de base que reçoivent la plupart des adultes. Le mois dernier, la ration journalière de pain offerte à chaque Cubain·e a été réduite d’un quart. Maintenant, même les aliments de base vitaux, comme le riz et les haricots, arrivent en retard. Sur l’île, l’insécurité alimentaire grandit, selon un récent rapport de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Les groupes vulnérables (personnes âgées, femmes enceintes, enfants et personnes atteintes de maladies chroniques) sont extrêmement touchés par les répercussions de la politique américaine.
« Lorsque les rations de nourriture sont financées par l’État, rien n’est surprenant dans le fait que, si vous le mettez en faillite, l’insécurité alimentaire augmente, en particulier pour ceux qui n’ont pas de famille à l’étranger pouvant envoyer des fonds », a déclaré Mme Gordon, professeure à Loyola.
En mars, les États-Unis ont eu une indication de l’agitation que leur politique vise avec les centaines de personnes battant le pavé dans la ville de Santiago, située à l’est, déplorant les longues pannes d’alimentation électriques et criant : « Nous avons faim ! »
La plupart des Cubain·e·s qui fuient cette misère vont aux États-Unis. Depuis janvier 2023, plus de 100 000 d’entre eux ont légalement émigré aux États-Unis par le biais du « programme de visas humanitaires » de l’Administration Biden. Ceux qui ont traversé la frontière de manière illégale sont encore plus nombreux. Une disposition héritée de la guerre froide, la Loi d’ajustement cubain de 1966 (« Cuban Adjustment Act ») fait de Cuba le seul pays à partir duquel un migrant peut arriver aux États-Unis illégalement et obtenir une carte verte au bout d’un an et un jour. Certains Cubains construisent des bateaux bringuebalants, et plus de 140 personnes sont mortes cette année en essayant de traverser le détroit de Floride, selon l’Organisation internationale pour les migrations. Ceux qui peuvent se faire payer par leurs proches un vol en avion se rendent jusqu’au Nicaragua avant d’emprunter le dangereux chemin vers la frontière entre le Mexique et les États-Unis.
En maintenant la liste noire et les sanctions, l’Administration Biden a provoqué cet exode record de Cubains. Au cours des trois dernières années, plus d’un demi-million de Cubains sont arrivés aux États-Unis, selon les statistiques de l’Agence des douanes et de la police aux frontières. La dynamique dans son ensemble a un relent de folie : l’exode record de Cubains entretenu par l’Administration Biden s’intègre au phénomène plus large de la « crise de la frontière », qui aide Trump à l’approche de l’élection.
La liste des États qui soutiennent le terrorisme s’est toujours trouvée à la limite entre analyse et propagande. Les alliés des États-Unis, quels que soient leurs antécédents, ne figurent jamais sur cette liste noire, contrairement à leurs adversaires.
L’Administration Reagan a inscrit Cuba pour la première fois sur la liste des États qui soutiennent le terrorisme en 1982. La Havane s’est hérissée en apprenant cette nouvelle étant donné la longue tradition des États-Unis de soutien et d’approbation tacite d’attentats terroristes sur l’île (notamment l’opération Mangouste, une opération secrète qui a frappé des cibles civiles sur le territoire cubain au cours des années 1960), et leur connaissance préalable de projets d’exilés cubains entraînés par la CIA relatifs à l’explosion d’un avion de ligne civil cubain en 1976, que Washington a décidé de taire et qui a causé la mort de 73 hommes, femmes et enfants parmi les passagers.
Cependant, au cours des années 1980, Cuba soutenait les luttes de libération nationale en Amérique Centrale et en Afrique. Le combattant pour la liberté de Cuba étant le terroriste de Washington, l’inscription sur la liste noire s’expliquait logiquement par la guerre froide au moins. Et, en effet, par moments, certains des mouvements soutenus par La Havane ont commis des actes de violence politique à l’encontre des civils (plus connue sous le nom de « terrorisme » en fonction du point de vue politique). Les agences de renseignement américaines pouvaient ainsi bricoler des arguments à partir de l’actualité pour donner du crédit à la liste noire. Cependant, comme l’Union soviétique s’est désagrégée et que la guerre froide a touché à sa fin, Cuba a été précipité dans une grave crise économique nationale et a vu dans le même temps sa projection de puissance diminuer. Bien que le soutien aux luttes de libération à l’étranger soit une affaire classée appartenant au XXe siècle, Cuba n’a toujours pas été effacé de la liste noire des États soutenant le terrorisme.
Selon les anciens responsables des services de renseignement et du Département d’État, durant les trois dernières décennies, une évaluation émanant des milieux américains du renseignement a montré que, depuis les années 1990, l’île n’a pas soutenu ce que même les États-Unis auraient défini comme étant du terrorisme. Lorsqu’Obama a supprimé l’île de la liste noire en 2015, Ben Rhodes, l’autorité de l’Administration sur Cuba a posté le tweet suivant : « Dit simplement, le président des États-Unis est en train de faire en sorte de supprimer #Cuba de la liste des États soutenant le terrorisme parce que Cuba n’est pas un État qui soutient le terrorisme ».
Pour pouvoir réinscrire Cuba sur la liste, le Département d’État de l’Administration Trump devait avoir de bonnes raisons. Il a fait valoir que Cuba offrait refuge aux Américains fuyant la justice et aux chefs de l’Armée de libération nationale colombienne (Ejército de Liberación Nacional ou ELN).
Les fugitifs américains vieillissants sont principalement des militants du pouvoir noir (Black Power) auxquels Cuba a accordé l’asile dans les années 1970 et 1980. Les services cubains de la sécurité de l’État les surveillent et rien ne prouve qu’ils aient utilisé le territoire cubain pour mener à bien des opérations terroristes ou pour en soutenir.
De leur côté, les commandants de l’ELN se sont vu octroyer un abri sûr dans le cadre de négociations de paix que l’Administration Obama a encouragé Cuba à héberger.
Les pourparlers ont été favorisés par Cuba et la Norvège (malgré son rôle, ce pays a échappé à son inscription sur la liste noire). Alors qu’en 2016, l’État colombien et son autre groupe de guérilla, les forces armées révolutionnaires de Colombie (Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia ou FARC), sont arrivés à un accord de paix historique avec l’aide de La Havane, la paix entre l’État colombien et l’ELN reste hors d’atteinte.
En 2019, l’ELN a commis un attentat qui a fait 22 morts dans une école de police à Bogota, en Colombie. Le gouvernement colombien a adressé à Cuba plusieurs demandes d’extradition concernant les chefs de l’ELN, qui sont restées sans suite.
Cependant, en 2016, l’ELN et le gouvernement colombien ont avalisé un protocole secret garantissant la sécurité des négociateurs de l’ELN à La Havane « en cas d’échec des pourparlers de paix ». Ce document, signé par la délégation cubaine, stipule clairement que l’extradition ne fera pas l’objet de discussions et que les négociateurs pourront retourner dans des endroits du territoire colombien qu’ils considèrent comme sûrs.
En outre, le Président colombien Gustavo Petro (lui-même ancien guérilléro) a retiré la demande d’extradition en 2022 et a traité d’« injustice » l’inclusion de Cuba dans la liste noire.
Les pourparlers de paix entre le gouvernement colombien et l’ELN, le dernier groupe de guérilla du pays encore en activité, ont pris fin l’an dernier à La Havane. Les deux parties ont depuis annoncé une trêve.
Fulton Armstrong, ex-haut responsable des services américains de renseignement pour l’Amérique latine, a affirmé que, si Cuba avait extradé les négociateurs de l’ELN, cela aurait miné sa capacité à contribuer à l’arrêt progressif des conflits colombiens sanglants.
« Il ne s’agit pas d’être indulgent vis-à-vis des anciens guérilléros », a-t-il déclaré. « C’est un problème de crédibilité. »
Dès les premiers mois de mandat de Joe Biden, son équipe a déclaré plusieurs fois (aux membres du Congrès, tant en public qu’en privé) qu’elle était en train de revoir la politique globale envers Cuba, y compris l’inscription sur la liste noire.
En 2022, le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a déclaré que l’Administration « [continuerait] si nécessaire à revoir les dispositions actuelles pour voir si Cuba [méritait] toujours d’y figurer. »
Cependant, l’an dernier, cette allégation s’est révélée fausse. Lors d’une réunion officieuse, un responsable du Département d’État a dit en aparté à des membres du Congrès qu’il n’y avait même pas eu un début de révision, d’après les sources présentes.
La réunion, organisée par le député démocrate Jim McGovern et des pairs s’occupant de la politique américaine vis-à-vis de Cuba, s’inscrivait dans une tentative visant à pousser l’Administration à renoncer à son attitude répressive envers l’île. Cependant, aux dires de sources impliquées dans le combat, Jim McGovern et ses alliés du Congrès ont cru qu’en donnant une marge de manœuvre à l’Administration Biden et en allégeant la pression sur la Maison-Blanche, le pouvoir exécutif serait amené à faire ce qu’il convient. Ils se sont trompés et, maintenant, le Département d’État atermoie.
En donnant aux journalistes des informations ennuyeuses sur les processus bureaucratiques, qui sont difficiles à utiliser dans un article (contrairement au langage enlevé et incendiaire d’une campagne de pression maximale exercée sur l’île par l’Administration Trump), l’Administration Biden a mis fin à la discussion sur les répercussions de l’inscription de Cuba sur la liste noire.
Les journalistes ont échoué à obliger l’Administration à rendre des comptes. Cependant, même avec de la bonne volonté, il est difficile d’identifier les effets précis des sanctions sur la population ; l’interaction entre les problèmes économiques internes de Cuba et les stratégies imbriquées d’étranglement externe de l’île rend impossible de relier un manque précis à la politique particulière d’une personne.
En outre, la stratégie employée pendant des décennies et consistant à sous-traiter la politique de sanctions au secteur privé a provoqué une sous-médiatisation des effets des sanctions. Les organes de presse préfèrent les histoires bien structurées et simples qui peuvent être vite expliquées au public ; or, il est laborieux de trouver des entreprises prêtes à parler des circonstances et des raisons qui les ont amenées à cesser de commercer et d’investir.
Pour Fulton Armstrong, l’ex-responsable des renseignements, il était fallacieux de parler de « révision ». Selon son témoignage, au niveau de l’exécutif, la seule exigence était de réunir les agences de renseignements américaines et de leur demander s’il existait une quelconque raison fondée sur des preuves permettant de ne pas mettre fin à la réinscription de Cuba sur la liste des États soutenant le terrorisme. « Cela prenait une demi-journée », a-t-il déclaré.
Les analystes s’accordent à penser qu’avec de la volonté politique, le retrait de Cuba de la liste noire aurait pu avoir lieu dans les semaines qui ont suivi l’investiture de Joe Biden en 2021. Quelque 80 membres démocrates de la chambre des Représentants ont envoyé une lettre à Joe Biden pour le presser de faire exactement cela dans les semaines suivant son investiture. Même si l’Administration a effectué six mois de révision comme l’exige la loi selon certains, l’inscription sur la liste aurait pu être effacée avant le sixième mois de mandat de Joe Biden. Si la Maison-Blanche avait fait ainsi, des centaines de milliers de Cubains auraient bien pu vivre chez eux entourés de leurs proches aujourd’hui avec un meilleur accès à la nourriture et aux médicaments, au lieu de se frayer un chemin jusqu’à la frontière et d’affronter les arcanes du système américain d’immigration.
L’Administration Biden a adopté une position encore plus confuse en mai, lorsqu’elle a enlevé Cuba de la liste de pays qui ne sont pas « pleinement coopérants » avec les États-Unis sur l’antiterrorisme. Selon la terminologie officielle, maintenant Cuba « coopère pleinement », c’est-à-dire qu’il est solidaire des efforts en matière d’antiterrorisme, tout en « soutenant » le terrorisme. Comment un pays peut-il faire les deux ? Mystère… Interrogé sur la raison pour laquelle le Département d’État n’avait même pas commencé la révision, le porte-parole Matt Miller a répondu à Drop Site, lors d’un briefing de presse, que la politique américaine visait à combler « les aspirations démocratiques du peuple cubain », allusion à l’objectif des États-Unis qui est de renverser le régime.
« S’il devait y avoir un retrait du statut d’État soutenant le terrorisme, cette opération devrait correspondre à un critère statutaire précis commandant le retrait de cette dénomination », a-t-il déclaré. « Toute révision du statut de Cuba sur la liste, si cela devait avoir lieu un jour, devrait se fonder sur la loi et sur des critères établis par le Congrès ; toutefois, le président et le secrétaire [d’État] [Anthony] Blinken restent attachés aux politiques que nous soutenons et qui visent à combler les aspirations démocratiques du peuple cubain. »
Cependant, il est possible de décrire en termes simples les moyens de sanction. En avril 1960, alors que les planificateurs de Washington mettaient au point la façon de traiter le nouveau gouvernement révolutionnaire, un haut responsable du Département d’État a rédigé une note désormais célèbre, qui éclaire sur le motif de la guerre économique qui fait rage. « Tout moyen possible et imaginable doit être mis en œuvre pour affaiblir rapidement l’économie cubaine », a soutenu Lester D. Mallory, alors sous-secrétaire d’État assistant pour les Affaires interaméricaines. « Avec le plus de doigté et de discrétion possible », a-t-il ajouté, la politique américaine doit « entamer au maximum les ressources de Cuba par une absence d’approvisionnement en argent et en vivres, en vue de faire baisser les salaires nominaux et réels, d’apporter faim, désespoir et de renverser le gouvernement. » Joe Biden a refusé de rompre avec cette logique. À Cuba, c’est son héritage.
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