Democracy

« Nous n'en avons jamais été si près depuis la partition » : réunification de l’Irlande en vue

Les journalistes de Declassified visitent Belfast à un moment où l’Irlande semble  au bord de quelque chose d'historique, la majorité convenant que le Brexit a changé la donne.
En Irlande du Nord, des changements politiques récents mettent en lumière l’élan croissant vers la réunification de l’île, avec une accélération notoire provoquée par le Brexit.

En Irlande du Nord, le 12 juillet rappelle les blessures toujours vives d'un passé récent causées par le sectarisme. 

« The Twelfth » (« Le douze »), comme on l'appelle, est un jour de défilés et de marches. Il commémore la victoire du roi Guillaume d’Orange sur le roi catholique Jacques II à la Bataille de la Boyne en 1690. Cet évènement a assuré la domination protestante en Irlande.

La nuit précédente, appelée « la nuit du 11 », les unionistes ont pour tradition d’allumer d’immenses feux de joie, quelquefois à l’effigie de personnalités politiques républicaines, et d’organiser des fêtes de rue jusque tard dans la nuit.

Je me dirige à pied vers un quartier protestant situé de Belfast Nord, mais, pour l’atteindre, je dois traverser New Lodge, un secteur catholique ouvrier. 

« La baie du Tigre, c'est par là ? », demandé-je à un marchand de journaux.

« Oui, mais faites attention, ce soir ça va être chaud », me répond l’homme. « D’où venez‑vous ? »

« De Londres », dis-je.

« Ah, d’accord, ça ira pour vous, alors. »

Comme dans la majeure partie de Belfast, je sais clairement quand j’ai traversé les lignes invisibles qui séparent encore les communautés. Dans la baie du Tigre, l’Union Jack flotte partout tandis que des portraits du roi Charles III apparaissent aux fenêtres. 

Dans Upper Canning Street, j’arrive à un vaste parking transformé en lieu de fête. D’énormes haut-parleurs crachent de la house à plein volume. Des ados traînent en buvant des alcools coupés et des bières. Pas encore allumé à 23 heures, l’immense feu de joie placé devant constitue le clou du spectacle. Un drapeau tricolore irlandais est sanglé au travers.

Je reste là 10 minutes, une bière à la main, , avant qu’un des enfants me demande : « Qu’est-ce que vous faites ici ? »

« Je fais seulement un tour. », rétorqué-je.

« Ne le faites pas. », dit-il. 

Le Brexit

En juillet, les fêtes protestantes rappellent combien les divisions sont encore bien réelles en Irlande du Nord. Le lendemain, le défilé de l’Ordre d’Orange amène dans les rues tout ce qu'il y a de plus extrémiste dans cette communauté. Beaucoup de catholiques ne quittent pas leur domicile ou au contraire fuient la ville.

Cependant, ce territoire est le théâtre d’un évènement historique qui se déroule en ce moment même : les unionistes perdent du terrain. Les gens du coin affirment que même les défilés ont l'air plus ternes ces dernières années. 

Aux élections législatives de 2019, pour la première fois de son histoire, l’Irlande du Nord n’a pas renvoyé à Londres une majorité de députés unionistes. Puis, lors du scrutin de mai 2022, le Sinn Féin est devenu le parti dominant à l’assemblée nord-irlandaise, là aussi pour la première fois aussi, reléguant le Parti unioniste démocrate (DUP) à la seconde place. 

Un an plus tard, en mai 2023, il devient le plus grand parti du gouvernement local d'Irlande du Nord et de premier parti nationaliste à détenir une majorité de sièges dans les conseils municipaux.

En outre, le Sinn Fein, parti dirigé par Mary Lou McDonald et dont la politique phare est l' Irlande réunifiée, arrive en tête des sondages au sud de la frontière.

À 10 minutes à pied du feu de joie et des adolescents, en remontant les Duncairn Gardens vers l’ouest, se trouve la permanence de John Finucane, l’un des sept députés du Sinn Fein à être voir été renvoyé à Westminster aux législatives de 2019. 

En Irlande du Nord, le grand changement qui a accéléré le mouvement vers la réunification irlandaise c'est le vote de 2016 en faveur du Brexit.

« Je pense que tout le monde reconnaîtra que, depuis le Brexit, la la réunification de l’Irlande a pris place au centre des conversations, et ce, à une vitesse inédite. », m’a confié Finucane. 

« Les élections de 2022 et de 2023 montrent que les gens regardent de plus en plus à l’horizon vers Dublin plutôt que vers Westminster, pour tous les motifs que nous avons connus ces six ou sept dernières années. »

Il ajoute : « Le chaos, l'imprudence qui se dégagent de Westminster montrent encore et encore qu'ils n’ont que faire des intérêts des habitants d’ici. »

Finucane et ses collègues députés du Sinn Fein pratiquent une politique d'abstentionnisme, ce qui signifie qu’ils n’occupent pas physiquement leur siège à la Chambre des communes. Ils soutiennent que le pouvoir politique britannique sur l’Irlande du Nord est illégitime et que travailler en son sein le cautionne officiellement. 

Le père de Finucane, Pat, était un avocat renommé assassiné par des paramilitaires loyalistes issus de l’Association de défense de l’Ulster (UDA - Ulster Defence Association) en 1989 car il détestait prendre le repas dominical avec sa famille. 

« C’est aux gens d’ici de décider de leur avenir constitutionnel. Si la majorité décide de conserver l’union avec Londres, alors c’est ce qu’il adviendra. Si, au contraire, elle veut quelque chose de différent, c'est une une nouvelle Irlande. Et je pense que les gens sont de plus en plus nombreux à avoir cette conversation, sans doute en dehors de la base républicaine. »

Les jeunes progressistes

Chris Hazzard, député du Sinn Fein pour South Down depuis 2017, veut me rencontrer au James Connolly Centre dans l’ouest de Belfast. Connolly est un héros de la lutte républicaine, figure de proue de l’insurrection de Pâques de 1916 à la suite de laquelle il a été abattu par les Britanniques. 

Hazzard a remporté la circonscription de South Down pour le Sinn Fein 101 ans après l’assassinat de Connolly. Et, selon lui, la perspective de réunification de l’Irlande n’a jamais été meilleure qu’aujourd’hui. 

« Nous n'en avons jamais été si près depuis la partition », affirme-t-il. « Nous ne récupérons pas uniquement ces républicains qui sont peut-être sortis du système électoral, qui étaient probablement plus radicaux jadis, qui voient désormais les opportunités qui existent maintenant et reviennent vers nous ; mais aussi, de l’autre côté, les jeunes gens aux idées plus progressistes sur les questions civiques, tels l’avortement, le mariage pour tous, qui n’ont pas apprécié la façon de faire du DUP et qui méprisent l’administration des conservateurs, ce qui a été un motif vraiment déterminant. »

La nature historique de ce qui se passe en Irlande du Nord semble échapper à beaucoup. Ce territoire a été conçu en vue du maintien de la majorité unioniste. Aux élections de 1918, le Sinn Fein a remporté une victoire écrasante avec 85 % des sièges. 

Cependant, au lieu d’accorder l’indépendance, le gouvernement britannique a procédé à la partition de l’île trois ans plus tard, en 1921. Dans le nord, le nouveau territoire était composé de six comtés à nette majorité protestante.

L’entité politique obtenue était bâtie sur un important redécoupage des circonscriptions électorales. Le principe « une personne, un vote » n’existait pas. Un chef d’entreprise pouvait avoir jusqu'à six voix et et il fallait être propriétaire de son habitation. Très souvent, les catholiques ne pouvaient pas voter. Le gouvernement était essentiellement conçu pour maintenir la suprématie des protestants. 

Ce programme est parti en lambeaux lorsqu’en 2019 le Sinn Fein, dirigé par Michelle O’Neill, a remporté la majorité des sièges à Westminster. 

L’impasse

Le récent succès électoral du Sinn Féin a eu valeur de test pour le traité de paix du Vendredi saint signé en 1998. Ce système avait fonctionné tant que le DUP se trouvait à la tête de l’exécutif mais  après le changement, ce fut l’impasse. 

Pendant près de deux ans après être devenu le plus grand parti à Stormont, le Sinn Féin n'a pas été autorisé à former un exécutif, ce qui nécessitait l'approbation du DUP.

« Le traité de paix du Vendredi saint dispose que le chef du gouvernement doit être issu du parti majoritaire », explique Hazzard. 

Avant la sortie de l’impasse en février, Hazzard m’a confié : « Je suis incapable réellement de souligner à quel point les gens en ont assez de cette approche des dirigeants politiques unionistes.  Vous ne pouvez pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Vous étiez Premier Ministre et maintenant les choses ont changé ; vous ne pouvez pas balancer vos jouets du landau et dire « Je ne fais plus dans la démocratie."

Hazzard pensait qu’il y avait un « réel sentiment de frustration et d’ennui ». « Si vous sortez dans la rue et que vous interrogez 100 personnes, quelle est leur opinion, en réalité ? Je suis quasiment certain que 99 % d’entre elles vont répondre qu’elles ne veulent tout simplement pas travailler sous les ordres de Michelle O’Neill. Voilà ce que serait leur position. »

« Cependant cette impasse aidait la cause républicaine », Hazzard a-t-il ajouté. « Les gens disent que si le système ne marche pas, c’est le moment d’en changer. »

La question se pose toujours de savoir de quelle marge de manœuvre dispose O’Neill. 

Les milieux d’affaires

Un autre aspect intéressant de la dynamique à l’œuvre en ce moment est qu’un nombre croissant d’hommes d’affaires peut se rallier à l’unification de l’Irlande. 

« Le DUP a traditionnellement un ascendant plutôt important sur ce que l’on pourrait appeler communauté pro-business », déclare Hazzard. « Le Brexit a fait voler tout cela en éclats. »

Il a continué : « Ce matin je discutais avec un type, un homme d’affaires, en fait, qui est issu de la tradition unioniste. Il parlait des énormes excédents actuels que le gouvernement de Dublin gère et il disait : «Ils appartiennent à un pays très riche qui fait partie de l’Union européenne. ». C’est un homme d’affaires. Il indique : « Je fais toutes mes affaires avec le sud. » Cinq ans plus tôt, il n’aurait pas tenu de tels propos. »

Danny Morrison, un ancien directeur national de la publicité du Sinn Féin, a ajouté : « Le milieu des affaires, qui était traditionnellement dominé par les unionistes, voit maintenant les avantages économiques de l’intégration à l’Union européenne. Ils vont donc suivre le courant. »

Ancien porte-parole de Bobby Sands, il a ajouté : « Beaucoup d’unionistes ont été déçus par un certain nombre de choses, y compris la façon dont les gouvernements britanniques successifs les ont traités. »

Le DUP s'est repositionné à droite et vers sa base, ce qui a ouvert un boulevard au centre. Le parti Alliance, décrit comme parti centriste, a connu, comme le Sinn Fein, une progression considérable. Il est vite devenu la troisième force politique en Irlande du Nord. 

« Nous avons nos républicains qui voteront toujours pour notre unité, nous avons les unionistes qui voteront toujours pour cela », a ajouté Hazzard. « Mais le centre va maintenant occuper une place déterminante et la politique des cinq à dix dernières années les incite à regarder dans une seule direction en ce moment. »

Se préparer pour la réunification

La perspective de la réunification de l’Irlande s’est présentée rapidement à l’horizon, en grande partie depuis le vote sur le Brexit, aussi personne n’a d’idée précise de la forme ça cela pourrait prendre. 

Anne Cadwallader est une journaliste britannique qui a vécu à Belfast depuis le début des années 80. Jusqu’à une date récente, elle a travaillé au centre Pat Finucane, baptisé du nom du père de John. 

« Le Sinn Fein répète constamment au le gouvernement irlandais qu'il devrait commencer dès maintenant à se préparer à l’unité, pour qu'elle n'ébranle pas violemment le système quand elle surviendra. », affirme-t-elle à propos de l’Irlande unie. 

« A quoi ça ressemblerait ? » Ils disent qu'en cas d’unification, l’unité ne consisterait pas seulement en l'arrimage  du nord sur le sud, il faudrait que ce soit un État complètement nouveau. »

Il reste beaucoup de questions en suspens, et aucun camp ne semble avoir même commencé à se saisir des réalités. 

« Devrait-il y avoir un nouveau drapeau ? Un nouvel hymne national ? À quoi ressembleraient les services de santé ? Qui serait piloterait l’enseignement ? », demande Cadwallader. 

« Il convient d’examiner tous ces problèmes et d’y réfléchir de façon à ce que, lorsque les gens iront voter, ils sauront pour quoi ils votent. »

Le traité de paix du Vendredi saint consacre le droit au référendum sur la réunification. Cependant ce processus est amorphe. 

Conformément au traité, la législation britannique avait prévu la tenue d’un vote sur la réunification. La Loi sur l’Irlande du Nord de 1998 dispose que le gouvernement britannique autorisera la tenue d’un vote, « si à un moment ou un autre, il lui semble vraisemblable que la majorité des votants exprimerait le souhait que l’Irlande du Nord cesse de faire partie du Royaume-Uni et fasse partie d’une Irlande unie ».

Cependant, le flou demeure quant aux conditions propres à satisfaire cette exigence. Le flou demeure aussi sur le nombre de supporters que ça rencontrerait en République d'Irlande. 

Le DUP n’a pas répondu à nos demandes d’interview.


Matt Kennard est enquêteur en chef Chez Declassified UK. Il a été collaborateur puis directeur du Centre for Investigative Journalism (Centre du journalisme d’investigation), à Londres. Suivez-le sur X @kennardmatt

Foto: DeclassifieedUK

Available in
EnglishArabicPortuguese (Brazil)SpanishFrenchItalian (Standard)
Author
Matt Kennard
Translators
Carine Di Campo, Yves Allain and ProZ Pro Bono
Date
01.05.2024
Source
Original article🔗
Privacy PolicyManage CookiesContribution Settings
Site and identity: Common Knowledge & Robbie Blundell