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 Les voix du nationalisme baloutche : Une conversation avec Mahrang Baloch

Dr Mahrang Baloch, du Comité Baloch Yakjehti (Solidarité), discute des derniers évènements dans la lutte nationale baloutche.
Dans cette conversation, le Dr Mahrang Baloch aborde la genèse de la lutte du Baloutchistan pour l’autodétermination, la participation des femmes à ce mouvement et la construction d’une solidarité progressiste en Asie du Sud.

En novembre 2023, Balaach Mola Bakhsh a été tué alors qu’il était détenu par le Département de Lutte contre le Terrorisme (DLT). Comme d’innombrables autres personnes, baloch, Balaach a été victime d’une disparition forcée jusqu’à ce qu’il soit présenté devant un tribunal à la suite d’une indignation populaire. Son meurtre a déclenché la mobilisation de centaines de proches d’autres personnes disparues de force à Kech, au Baloutchistan. Sous la direction de Dr Mahrang Baloch, il·elle·s ont formé le Comité Baloch Yakjehti (CBY) et ont marché à travers le Pakistan en direction d’Islamabad. À leur arrivée dans la capitale, il·elle·s ont été confronté·e·s à la violence policière, à des arrestations et ont été confiné·e·s au Club de la Presse Nationale, où il·elle·s ont mené un sit-in d’un mois. Tout au long de cette période, le gouvernement a vilipendé et moqué leur campagne lors de conférences de presse. Cependant, malgré la tentative de l’État de délégitimer et de discréditer la mobilisation, le retour du CBY au Baloutchistan a été accueilli par des rassemblements de masse sans précédent.

Le Baloutchistan demeure la province la plus sous-développée au Pakistan. L’État pakistanais, de connivence avec de capitaux internationaux, continue d’exploiter ses terres et ses abondants gisements miniers. Dans le cadre du Corridor économique Chine-Pakistan (CECP), le Baloutchistan a vu la réalisation de multiples grands projets, notamment le développement du port de Gwadar. Cependant, cela n’a fait qu’accentuer les tensions entre l’État et la population locale, qui affirme que ces projets entraînent un déplacement massif et renforcent la domination militaire dans la province.

Après l’indépendance du Pakistan en 1947, l’élite dirigeante baloutche était divisée sur la question de faire partie du nouveau pays. Alors que l’État pakistanais a réussi à intégrer la province, il s’est appuyé sur des Sardars (leaders de tribus) proétatiques pour légitimer son pouvoir. Cependant, pendant la dictature militaire du général Pervez Musharraf (1999-2008), la violence contre les Baloutches a été considérablement intensifiée. L’État a lancé une campagne d’assassinats ciblés, d’enlèvements et de tortures pour étouffer ce qu’il prétendait être un séparatisme "soutenu par l’Inde" au Baloutchistan. D’innombrables Baloutches — étudiant·e·s, enseignant·e·s, poètes, activistes, médecins — ont été victimes de disparitions forcées par l’État, leur nombre étant estimé à des milliers.

Au cours des 75 dernières années, il y a eu des soulèvements périodiques dans la lutte nationale baloutche pour une plus grande autodétermination politique et économique, qui ont été politiquement ou militairement réprimés par les gouvernements pakistanais successifs. Les 20 dernières années ont vu une intensification de la lutte nationaliste baloutche, qui s’est élargie pour inclure une large section de la société baloutche. Aujourd’hui, la lutte comprend un large éventail d’organisations, allant de l’Armée de Libération Baloutche (ALB) séparatiste, qui combat l’armée pakistanaise dans une lutte militante, à l’Organisation des Étudiant·e·s Baloutches (OEB) et au CBY, qui appellent la société pakistanaise et les organisations internationales à demander des comptes à l’État pakistanais pour ses actions au Baloutchistan. Beaucoup d’entre e·ux·lles s’identifient à la gauche ; cependant, il·elle·s critiquent les principales forces de gauche du Pakistan pour leur manque de soutien direct à la libération nationale du Baloutchistan.

Le Comité Baloch Yakjehti représente un nouveau chapitre dans la lutte nationaliste baloutche — un chapitre qui ne repose pas sur les grand·e·s propriétaires terrien·ne·s ou les Sardars pour le leadership et qui est plus inclusif des femmes et des travailleur·se·s.

 Jamhoor a parlé avec le Dr Mahrang Baloch, activiste et la dirigeante du Comité Yakjehtee Baloc, le 3 janvier 2024, lors du sit-in à Islamabad, pour discuter de cette dernière montée dans la lutte nationale baloutche. Se considérant elle-même comme une nationaliste féministe, Mahrang a également parlé de son opinion sur la gauche pakistanaise et le mouvement féministe.

Vous pouvez regarder l’interview ici ou lire une transcription française légèrement éditée ci-dessous._____________________________________________________________________________________

Arsalan Samdani (AS) : comment allez-vous Dr Mahrang ?

Mahrang Baloch (MB) : je vais bien, comment allez-vous ?

AS : pouvez-vous nous parler de votre mouvement ? Comment, pourquoi, et où a-t-il commencé ? Cela fait maintenant un mois que vous protestez. Pouvez-vous nous situer le contexte ? 

MB : regardez, même s’il y a beaucoup de partis politiques au Baloutchistan, nous n’avons pas de mouvement politique capable de résoudre les problèmes véritables des gens, ou même de les dénoncer. Depuis une décennie, nous n’avons pas vu une telle organisation ou parti politique. Notre organisation — le Comité Baloch Yakjehti (Solidarité) — s’articule de manière constante depuis quatre ans autour de ces questions. Nous avons dirigé des mouvements, organisé des sit-ins. Le mouvement actuel a commencé le 23 novembre lorsque Balach et quatre autres ont été martyrisés dans une fausse confrontation (bien que pour être clair, ce n’était pas le premier incident de ce genre). Avant cela, rien qu’en novembre, 10 à 15 personnes du Baloutchistan ont été tuées, et leurs corps mutilés ont été jetés.

Cependant, lorsque Balach a disparu de force, cela a été rapporté dans les médias, sa famille a organisé des campagnes, et son cas a également été officiellement enregistré auprès de la Commission d’Enquête sur les Disparitions Forcées, un organisme gouvernemental. Après 25 jours, il a été présenté devant le tribunal par le DLT (Département de lutte contre le terrorisme), où il a été placé en détention provisoire de dix jours. Sa famille est même allée le voir, et après deux jours, son corps mutilé a été jeté à Kech avec quatre autres personnes innocentes disparues de force. Ils avaient tous entre 21 et 25 ans, pas plus de 25 ans. Ce cas a alors été une moquerie des institutions du pays, du système judiciaire, dans lequel un civil innocent [est tué] en leur garde.

Après cela, la famille de Balach a organisé un sit-in, avec le cadavre de Balach à côté d’elle, à la place Fida à Turbat. Le Comité Baloch Yakjehti les a soutenus. Nous avons également contacté les familles des quatre autres personnes qui ont été jetées, mais c’est tragique que leurs corps n’aient même pas été remis à leurs familles, et n’ont été donnés que plus tard, à condition qu’ils les enterrent immédiatement. La famille de Balach a fait preuve de courage et a protesté pendant 15 jours avec son corps mort.

À l’époque, nous avons demandé qu’un FIR (rapport d’information initiale, c’est-à-dire une affaire de police) soit enregistré contre le DLT pour cette fausse rencontre, et que les meurtrier·e·s de Balach soient condamné·e·s. Mais pendant ces 15 jours, nous avons vu que d’une part, un mouvement véritable était en cours, avec l’avocat de Balach émettant une déclaration à l’appui. Nous avons organisé une manifestation devant le tribunal de district, et le tribunal a enregistré un FIR contre le DLT. Mais d’autre part, les ministres fédéra·ux·les et autres représentant·e·s publics dont la responsabilité est d’agir dans l’intérêt public, nous ont menacés, prétendant à plusieurs reprises que Balach était un terroriste et qu’il·elle·s ont fait de leur mieux pour annuler les actions de leurs organisations.

Ainsi, le mouvement qui a émergé avec la mort de Balach est devenu incroyablement puissant, incitant des milliers de personnes à se rassembler à Turbat, dans le district de Kech. Et lorsque le Comité Baloch Yakjehti a décidé d’enterrer Balach, nous avons assisté à un exemple de laïcité du Baloutchistan, où tout le monde s’est uni, indépendamment des appartenances religieuses ou autres, hommes et femmes. Et il a été enterré avec beaucoup de respect et d’unité nationale.

Et ce n’est pas la première fois que cela se produit. Le fait de jeter des corps au Baloutchistan est devenu une pratique courante de l’État. Il y a même un cimetière au Baloutchistan, connu sous le nom d’Edhi Qabristan, où il y a de tels corps mutilés dont l’ADN ne peut être testé. Ils ne se donnent même pas la peine de faire des tests ADN... Ces corps restent à l’hôpital civil de Quetta pendant des mois, puis les volontaires de la Fondation (ONG) Edhi les enterrent.

Sur la base de ce mouvement, le Comité Baloch Yakjehti a décidé d’organiser une longue marche. La principale raison était l’étouffement des affaires [contre les autorités de l’État]. Regardez, nous savons qu’il y a des injustices, qu’il y a un génocide en cours. Mais chaque institution de l’État a joué un rôle dans la dissimulation de ce génocide. Lorsqu’une personne est enlevée, la police refuse d’enregistrer un FIR, et les tribunaux ne peuvent pas leur rendre justice. Nous avons donc dû mobiliser notre peuple. Nous savions que ce n’était que la partie émergée de l’iceberg. Plus de 50 000 personnes ont disparu de force. Les fausses rencontres ne se produisent pas seulement à Turbat, elles se produisent partout. Mais les gens enterrent silencieusement leurs corps. Ils ne réclament pas justice.

Nous avons donc commencé la longue marche, et nous le faisions dans une région déchirée par la guerre, où il y a [effectivement] un règne militaire — les gens sont gouvernés depuis des camps militaires. C’était un défi pour nous, surtout de traverser des zones de conflit actives. Pratiquement tout le Baloutchistan est déchiré par la guerre. Nos gens étaient menacés, ainsi que leurs familles.

Lorsque nous sommes arrivé·e·s à Panjgur, qui est connu comme une zone de [milices soutenues par l’État], encore une fois nous avons été menacé·e·s. Il·elle·s nous ont même empêché·e·s de tenir notre sit-in. Malgré cela, il y avait des gens courageu·x·ses qui se sont mis en avant. Quand il·elle·s ont vu que nous défendions leur cause, il·elle·s nous ont révélé de nouveaux cas à soulever.

Ensuite, en passant par Panjgur, et tout au long de notre voyage, partout où nous allions, les gens nous accueillaient. Ils attendaient deux à trois jours jusqu’à notre arrivée. Nous nous sommes donc arrêtés dans différents tehsils (subdivisions administratives) et villes le long du chemin pendant deux jours à la fois, et avons mis en place des camps d’enregistrement pour offrir un soutien aux personnes.

Cependant, de nombreux obstacles ont été placés sur notre chemin [par l’État]. Des camions ont été utilisés pour bloquer notre passage. À Surab, une milice de la mort nous a attaqué·e·s, blessant les proches de certaines personnes disparues de force. Il·elle·s nous ciblaient la nuit, ainsi que nos véhicules. Lorsque notre caravane est arrivée à Mastung, encore une fois, Il·elle·s ont bloqué les routes avec des conteneurs maritimes. Le gouvernement ou l’administration aurait dû nous accueillir, nous fournir une sécurité, et aider à résoudre les véritables problèmes que nous avions soulevés ; au lieu de cela, Il·elle·s étaient occupé·e·s à nous harceler, à nous menacer et à essayer de nous arrêter.

Enfin, lorsque nous sommes arrivé·e·s à Quetta, toute la Zone Rouge était complètement bloquée. Nous avions l’intention de mettre en place notre sit-in là-bas, puisque c’est la zone où se trouvent la Maison du Gouverneur et toutes les soi-disant institutions servant la justice. Au lieu de cela, nous avons choisi la zone peuplée de Baloch, Saryab, pour notre protestation. Parce que notre organisation avait décidé que partout où il·elle·s [les responsables de l’État] essaieraient de nous arrêter, nous nous arrêterions et tiendrions notre protestation là-bas, sans aller plus loin. Nous ne donnerons pas à l’État l’occasion d’écraser notre mouvement pacifique en utilisant le prétexte de la violence, comme il l’a fait dans le passé.

Lorsque nous avons lancé le sit-in, il faisait extrêmement froid à Quetta. Nous étions dans un endroit où il n’y avait ni de toilettes, ni de tentes, rien, nous étions assis·es à même le sol. Même à ce moment-là, nous étions prêt·e·s pour le dialogue et nos demandes étaient claires. Cependant, tant le gouvernement du Baloutchistan que le gouvernement fédéral nous ont harcelé·e·s à plusieurs reprises. Notre mouvement pacifique a été qualifié de mouvement terroriste, et il y avait de nombreuses conférences de presse contre nous chaque jour.

C’est alors que nous avons décidé de poursuivre cette longue marche jusqu’à Islamabad. Initialement, nous sommes allé·e·s à Kohlu. Kohlu est gouverné par l’armée ; par des généra·ux·les et des colonel·le·s. À Kohlu, nous avons reçu un accueil historique, où des milliers de personnes se sont rassemblées. Vous pouvez appeler Kohlu une ville, mais en fait la géographie du Baloutchistan est telle qu’elle est parsemée de colonies. Les gens résident dans des villages. L’aspect le plus significatif de notre mouvement était que notre peuple était avec nous. Il·elle·s n’avaient peut-être pas les moyens, mais il·elle·s venaient pratiquement nous soutenir. L’endroit où nous sommes resté·e·s à Kohlu, la maison [de nos hôtes] a été perquisitionnée la nuit. Tout a été emporté, leurs voitures et tout le reste. Cela me fait mal de voir ça.

En quittant Kohlu, nous avons vu qu’il avait été assiégé. Nos graffitis sur les murs avaient été effacés. J’ai reçu des menaces. Notre mouvement est dirigé par des femmes... elles y participent activement. Partout où il y avait des graffitis, il·elle·s [l’administration] nous demandaient qui était responsable, exigeaient de connaître leur identité, prétendant avoir des images. Alors, j’ai pris la responsabilité sur moi. Je sentais que si quelqu’un devait faire face à des conséquences, il fallait que ce soit moi.

Nous avons quitté Kohlu pour Barkhan... qui est aussi un endroit gouverné par des milices de la mort. Même là, notre plan était de rester seulement une demi-heure ou deux, et de continuer jusqu’à Rakhni, mais de manière inattendue, il y avait une telle foule qui est sortie pour nous soutenir. Nous étions tellement surpris·es. Nous avons passé toute la journée avec e·ux·lles, et avons mis en place un camp d’enregistrement. À Rakhni, nous avons reçu le plus historique des accueils. Nous avons donc continué à avancer.

Alors que nous étions à Kohlu, nous avions appris que nos militant·e·s politiques à DG (Dera Ghazi) Khan, qui se préparaient à nous accueillir, ont été arrêté·e·s par l’imposition de l’article 144 [interdiction de rassemblement public]. Même des étudiant·e·s (faisant partie du comité d’organisation) ont été victimes de violence et d’arrestations. Environ 15 personnes ont été arrêtées. C’est pourquoi nous disons que le Baloutchistan est gouverné par un État colonial.

À notre arrivée, DG Khan était totalement assiégé, avec plusieurs postes de contrôle [de sécurité]. Nous avions annoncé à Rakhni que nous irions [à DG Khan] avec tout le monde, et nous sommes entré·e·s pacifiquement. Parce que notre mouvement était contre les disparitions forcées, contre les arrestations, nous avons organisé un sit-in de deux jours, exigeant que l’administration de DG Khan libère ce·ux·lles qui ont été arrêté·e·s, ou nous ne bougerions pas... notre marche resterait là.

Deux jours plus tard, il·elle·s ont libéré ces personnes, mais il·elle·s ont empêché notre déplacement. Il·elle·s ont appelé les autorités de transport et les ont menacées, afin qu’il·elle·s ne nous fournissent pas de transport. Encore une fois, nous avons organisé un sit-in et fermé le chowk (carrefour) principal à DG Khan, quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant. Les gens ordinaires étaient avec nous. Et lorsque nous avons quitté DG Khan pour DI (Dera Ismail) Khan, nous avons reçu un accueil similaire.

Enfin, nous sommes arrivé·e·s à Islamabad depuis DI Khan. Le but de ce mouvement était de porter devant le monde les atrocités que les forces coloniales commettent dans chaque foyer au Baloutchistan, où les femmes et les enfants ne sont pas en sécurité.

Le Baloutchistan est une zone interdite, sans présence médiatique. La situation réelle au Baloutchistan, l’oppression qui y a lieu, a été cachée. L’État a utilisé toutes ses ressources pour la dissimuler. À chaque coin de rue, vous trouverez des camps militaires, où des généra·ux·les et des capitaines règnent, aux côtés de milices de la mort. Vous voyez des personnes associées aux milices de la mort, portant des armes, extorquant de l’argent. Il·elle·s infligent la terreur, commettent des atrocités contre les femmes, nuisent aux enfants, mais il n’y a personne pour les arrêter. Cela garantit que les gens n’organisent pas de mouvements politiques et que le Baloutchistan soit maintenu sous-développé.

Notre objectif principal était exactement celui-là [mettre en lumière ces atrocités]. Parce que nous vivons dans un monde intrinsèquement partial, où ce·ux·lles qui commettent des génocides mènent e·ux·lles-mêmes des campagnes contre le génocide. Nous voulions dire au monde que le Pakistan lui-même commet un génocide au Baloutchistan — il n’a aucun droit de dénoncer les génocides en Palestine ou au Cachemire.

Notre but était d’arriver à Islamabad, et le traitement que nous y avons reçu était aux yeux du monde entier. En fait, cela ne représente même pas 0,2 pour cent du traitement que nous subissons au Baloutchistan. Nous avons été témoins de plus d’oppression au Baloutchistan, nous avons porté des cadavres. J’ai personnellement porté les corps d’enfants. Ces enfants que les colonel·le·s ont tués. À Hoshab, deux enfants ont perdu la vie après le bombardement d’un camp militaire, et pour cela, nous avons organisé un sit-in de 15 jours à Quetta. Ce n’est qu’alors que des FIR ont été déposés, et ils ont ensuite été annulés par la Cour suprême.

Nous voulons montrer la vraie démocratie de cet "État démocratique" au monde.

AS : pouvez-vous nous en dire plus sur vos revendications ?

MB : ce qui se passe au Baloutchistan n’est jamais discuté nulle part, ni dans la presse écrite, ni ailleurs. Ce n’est pas une question interne, c’est un génocide. Notre première demande est qu’un comité de travail d’expert·e·s des Nations unies vienne enquêter sur toutes les violations des droits humains, le génocide, au Baloutchistan. Nous n’avons pas toutes les données (des personnes disparues de force). Ils devraient déterminer les chiffres réels, et sur cette base, veiller à ce que le Pakistan cesse les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées.

Notre deuxième demande concerne le CTD, qui a été créé avec nos ressources, et selon les données que nous avons, a été impliqué dans des exécutions extrajudiciaires dans plus de 38 à 40 pour cent des cas, pas seulement dans le cas de Balach. Laissons de côté les allégations d’enlèvements forcés et autres incidents similaires. Le CTD doit être désarmé, ainsi que les milices de la mort créées pour le génocide baloutche, plutôt que de leur donner des étiquettes de parti et de leur permettre de se présenter aux élections.

Et notre troisième demande est que, comme ce mouvement dure depuis 42 jours, nous avons enregistré plus de 500 cas [de disparitions forcées]. Actuellement, à Islamabad seulement, il y a plus d’une centaine de familles, augmentant de jour en jour. Juste aujourd’hui, cinq autres familles sont arrivées [pour s’inscrire]. Nous voulons que l’État libère leurs proches, les amène devant le tribunal et les y juge [s’ils sont accusés d’avoir commis un crime].

Notre quatrième demande est que quiconque a été impliqué dans une exécution extrajudiciaire, le ministère de l’Intérieur devrait se présenter lors d’une conférence de presse et reconnaître que l’État, par le biais du CTD, a tué de manière extrajudiciaire tant de personnes [en donnant les chiffres et les noms].

Notre demande principale est également... parce que le cas de Balach est un cas clair. Il a été tué en détention, il n’y a pas besoin d’une enquête supplémentaire. Les auteurs doivent être punis. Le point crucial est que ce·ux·lles qui ont tué Balach n’étaient pas seulement les soldat·e·s [ce·ux·lles qui ont commis le meurtre], c’est un ordre qui avait été donné aux soldat·e·s. Par conséquent, cet ordre doit être aboli, car Balach n’est pas le premier cas. En 2022 seulement, nous avons reçu 10 corps mutilés. Parmi eux se trouvait Shehzad, un étudiant de Qalat, qui a été enlevé et tué lors d’une fausse rencontre. De même, il y a beaucoup de gens à Taunsa qui ont été tués lors de fausses rencontres.

Donc, ce sont les revendications fondamentales de notre mouvement. Nous avons clairement indiqué que nous n’accepterons aucun comité ou commission. Vous devez accepter la responsabilité. Je demande, qu’est-ce qu’un État ? Si vous vous appelez un État, vous détenez ce pouvoir, alors vous devez résoudre ces problèmes, car ils sont créés par votre propre État. Vous êtes responsable de ce génocide, vous devez l’accepter et y mettre fin.

AS : comment comprenez-vous les causes profondes de ce conflit ? L’État a commis ces atrocités contre les Baloch depuis des décennies. Pensez-vous que cela soit lié au colonialisme britannique, ou peut-être motivé par les vastes gisements miniers au Balouchistan que l’État cherche à contrôler, ou y a-t-il d’autres raisons ?

MB : la cause profonde remonte à l’annexion en 1948 lorsque le Balouchistan a été intégré au Pakistan. Après cela, un mouvement est né, un véritable mouvement des Baloutches. Il y a définitivement une mentalité coloniale — le Pakistan veut gouverner à la manière des Britanniques, non seulement sur les Baloutches, mais aussi sur les Pashtouns et les Sindhis. Donc, cette mentalité coloniale existe là où l’armée est censée gouverner, et son travail est de contrôler la distribution des ressources... et d’écraser tout mouvement basé sur les droits ou même les mouvements politiques de base. Sans engagement politique, une société stagne, donc ils ne veulent pas que la conscience se développe. Ils préfèrent créer une génération corrompue à travers un "modèle bancaire de l’éducation" (de Paolo Freire), inclinée vers l’individualisme qui ignore la pensée collective, et n’est pas intéressée par le changement et la transformation sociétales. C’est ce qu’ils ont fait pour l’arrêter.

Les ressources ne sont qu’un point, le problème fondamental est qu’ils visent à éradiquer notre identité nationale. Mon identité est que je suis Baloutche. J’ai habité cet endroit pendant des milliers d’années, j’ai ma propre nationalité, ma propre langue, c’est mon identité culturelle. Le colonialisme culturel nous a pénétré·e·s. Nous ne pouvons pas parler notre langue. La façon dont nous pratiquons notre culture... Regardez, nous avions un système tribal qui était présent avant les Britanniques, que Sandeman a converti en système de sardar Sandeman. Un Sardar, au Balouchistan, était élu. Il ne venait pas d’une famille royale. Cela signifiait qu’il aurait assez de sagesse et d’intelligence pour prendre des décisions et rendre justice à la région. Il pouvait être tenu pour responsable. Le public pouvait les élire ou les destituer, et ils n’étaient pas héréditaires, ce qui signifie que le titre n’était pas automatiquement transféré du père au fils. Ainsi, notre structure dirigeante fondamentale a été démantelée, d’abord par les Britanniques, puis par le Pakistan. Le Pakistan fait la même chose, en donnant aux gens le pouvoir de devenir des Sardars... un système d’oppression dual nous a été imposé, démantelant notre structure sociale.

Les Baloutches croyaient au collectivisme... Nos coutumes sont telles que lorsqu’il s’agit de mariages, nous contribuons collectivement, et lorsque quelqu’un décède, nous pleurons collectivement leur mort. C’est la beauté de notre culture, la beauté de notre nation. Toutes ces choses ont été effacées. Ce que faisaient les colonialistes britanniques, les colonialistes pakistanais le font aujourd’hui aussi. Ils ont un problème avec ce que nous portons, notre langue ; si quelqu’un parle sa langue, il est étiqueté ignorant ou illettré. Ils veulent déformer notre belle histoire, pour que nous oubliions notre identité et adoptions la leur. C’est le principal problème.

Au cours des 75 dernières années, tous les moyens ont été utilisés pour le nettoyage ethnique des Baloch, pour répandre la peur et maintenir notre peuple tellement marginalisé que même au XXIe siècle, ils vivent comme à l’âge de pierre. Il n’y a pas d’électricité, pas d’équipements de base. Les gens meurent des conditions météorologiques extrêmes. Vous comprenez à quel point la sécheresse est dangereuse. Le Balouchistan est une région sujette à la sécheresse. Si les gens ne meurent pas de la sécheresse, les inondations qui suivent détruisent des villages entiers, des villes et des établissements. C’est l’état. 

Pour l’État, les minéraux sont importants au Balouchistan, mais ils ont détruit les ressources humaines pour ces ressources minérales. Ils les ont éliminées de toutes les manières possibles, non seulement par la violence directe, mais aussi par la violence indirecte. Il n’y a pas d’éducation. Et surtout, là où il y a exploitation minière, il y a plus de cas de maladies tel que le cancer, comme on le voit à DG Khan et les environs. Les centrales atomiques qu’ils ont construites pour l’uranium ont affecté des milliers de personnes. Lorsque le test d’armes atomiques a été mené à Chagai en 1998, la population locale n’a pas été évacuée. L’État a même utilisé le Balouchistan comme un laboratoire pour les essais nucléaires. Aujourd’hui, il n’y a pas une seule maison à Chagai où il n’y ait pas d’enfants handicapés. Les mères sont incapables de donner naissance à des bébés "normaux". Le même Chagai qui a fait de cet État une puissance atomique, n’a même pas un hôpital, où la toux, la grippe... en tant que médecin, je sais qu’il n’y a même pas d’installations pour l’accouchement, encore moins un hôpital de cancérologie... Notre peuple est privé de besoins fondamentaux.

Et puis ils disent que c’est à cause des Sardars. Ce n’est pas à cause d’e·ux·lles. Ils prétendent qu’il s’agit d’un État démocratique. Ils disent que nous avons des assemblées [démocratiques] et que les assemblées gouvernent, mais ensuite ils imposent ces mêmes sardars comme nos représentant·e·s. Ce sont vos sardars [de l’État], pas les nôtres. Nous ne les désignons pas comme nos dirigeant·e·s. Vous les formez dans votre QG. Ils accusent ensuite les sardars d’être responsables de l’exploitation et de la violence au Baloutchistan. Le Baloutchistan s’oppose à ce type de système, les sardars parrainés par le gouvernement ne sont pas nos sardars. L’État parraine et soutient ces sardars et justifie notre exploitation et notre violence en leur nom.

AS : l’État et les médias financés par l’État maintiennent ce récit selon lequel les Sardars sont responsables de maintenir le Balouchistan "en arrière", et que l’État n’est pas fautif. L’État affirme avoir fait beaucoup pour le Balouchistan, comme développer Gwadar, etc. Comment répondez-vous à de tels récits ?

MB : je dirais à l’État que lorsque qu’un enfant innocent dort à la maison, vous le réveillez, l’arrachez du giron de sa mère, l’accusez faussement de terrorisme et le faites disparaître de force... vous pouvez faire tout cela, mais si vous savez que les Sardars sont responsables [de toute la violence au Balouchistan], alors pourquoi ne les arrêtez-vous pas ? Pourquoi ne les avez-vous pas tenus pour responsables ? Votre État, votre armée sont-ils si faibles ? Si vous voulez instaurer l’État de droit... tous ces Sardars sont assis dans vos assemblées, et vous leur avez donné des armes. De quel Sardar parlez-vous ? Vous avez vous-même créé ces Sardars. Ce sont là les problèmes persistant depuis les 75 dernières années, où la politique de l’État a été d’orchestrer un génocide systématique, de créer progressivement les conditions telles qu’il n’y a plus de mouvement politique restant au Balouchistan, et de pouvoir imposer un règne direct.

AS : il y a eu deux ou trois marches baloutches récemment. Cette fois-ci, il semble, de l’extérieur du moins, que le rôle des femmes soit plus important. Quel impact la violence de l’État au Balouchistan a-t-elle eu sur les femmes, en particulier ?

MB : en tant que nationaliste et militante politique, je suis aussi féministe, et mon point de vue féministe est que les femmes, en tant que partie de cette société, sont les plus touchées. Par exemple, s’il y a plus de 50 000 personnes disparues, elles ont aussi des familles. Elles ont des mères qui, depuis les 14 dernières années, vivent avec des maladies mentales. Il y a des épouses dont les maris ont été enlevés le jour de leur mariage. C’est une punition collective. Si votre frère ou votre mari est lié à un mouvement politique, ils vous emmènent et vous harcèlent.

Maintenant, la situation s’est aggravée au point où même les femmes sont enlevées de force et font face à une violence directe. Un groupe de la mort a attaqué le domicile de Malik Naz, une femme au foyer, et lorsqu’elle a résisté, elle a été tuée devant son enfant. Et ce n’est pas le premier cas. Il y a une double oppression sur nous — d’une part, les femmes ne sont pas autorisées à prendre la tête de la société. La société baloutche est transformée de ses racines laïques vers l’extrémisme, et il y a des restrictions sur l’éducation des femmes, il y a d’autres problèmes sociaux... Dans l’ensemble, les femmes sont réprimées à tel point qu’elles subissent l’oppression de l’État d’une part, et l’oppression sociale d’autre part, et l’oppression sociale a également été générée par l’État. Parce qu’ils veulent nous gouverner de telle manière que 51 pour cent de notre population ne participe même pas [politiquement].

Mais, je dirais que c’est la beauté de notre nation et de notre culture que les femmes dirigent et organisent. Quand la violence a commencé, quand les disparitions forcées ont commencé, à partir de ce moment-là [les femmes sont devenues proéminentes dans le mouvement]. Les femmes étaient là avant même, mais pas sous les projecteurs. Elles avaient participé aux guerres, elles étaient politiquement conscientes, mais quand les disparitions forcées ont commencé, au cours de ces deux dernières décennies, des groupes de femmes sont apparus dans le mouvement, les femmes sont venues au premier plan du leadership dans l’organisation étudiante baloutche (BSO).

Il y avait cette perception (issue des mouvements politiques que j’ai moi-même observés), selon laquelle les femmes sont des membres secondaires, seulement des participantes, mais la femme baloutche est devenue une leader. Elle dirige, elle participe à la prise de décision, et ses décisions sont également respectées. Et si je dis que c’est une société matriarcale, elles sont encore plus respectées que cela. C’est parce qu’elles entraînent tout le monde dans l’avancée. C’est aussi la beauté de notre culture — si une femme se présente, elle peut même mettre fin à une guerre de quarante ans. C’est la position d’une femme dans la société baloutche. En raison de cela, lorsque les femmes sont entrées dans les mouvements politiques, elles ont été très respectées. Les conditions sont désormais telles que les femmes sont devenues les constructrices et les gardiennes de la lutte politique baloutche, non seulement ici, mais partout. Au cours des 41 derniers jours, dans tous les mouvements politiques en cours au Balouchistan, je suis heureuse de voir que les jeunes filles ont montré tant de maturité politique et contribuent au changement sociétal.

AS : donc, vous avez mentionné que vous avez reçu beaucoup de soutien à DG Khan, et bien qu’il soit logique que beaucoup de baloutches vous soutiennent, votre soutien semble également croître en dehors du Balouchistan. Pensez-vous que le soutien dans les communautés non baloutches a augmenté, et êtes-vous capable d’atteindre plus de gens qu’avant ?

MB : oui, bien sûr. Clairement, lorsque les médias sont contrôlés, je ne sais pas ce qui se passe à Gilgit ou au Cachemire, les autres ne savent pas ce qui se passe au Balouchistan, au Sind, en particulier dans l’intérieur du Sind, ou au KPK ou à Swat. Les médias sont contrôlés, nos pensées sont contrôlées. Nous voyons ce que l’État veut que nous voyions, et nous adoptons le récit de l’État, qui est élaboré et propagé à partir de nos écoles jusqu’à présent [à l’âge adulte]. Ce·ux·lles qui dirigent l’État à travers des jeux politiques qualifient la politique de péché. Dès le début, à mesure que nous grandissons [notre expression politique est entravée] — les syndicats étudiants sont interdits, on dit aux parents que la politique détournera leurs enfants, etc.

Le succès de notre mouvement réside dans le fait que les personnes du Pakistan sont avec nous. Elles soutiennent notre cause contre les meurtres, contre le nettoyage ethnique des Baloutches, contre cette manière coloniale de gouverner, et contre les disparitions forcées. Le récit [d’État] propagé depuis 75 ans (selon lequel l’Inde est responsable de ce qui se passe au Baloutchistan, etc.) est désormais contesté par un autre récit affirmant que les agences [de sécurité] de l’État sont responsables de créer ces conditions au Baloutchistan.

Nous recevons beaucoup de soutien. Des volontaires viennent à notre camp [à Islamabad], malgré les menaces et le harcèlement qu’il·elle·s subissent. Nous recevons du soutien du monde entier, et surtout du Pakistan. C’est notre plus grande victoire : bien que notre mobilisation soit principalement pour le Baloutchistan, une fois que nous sommes arrivé·e·s à Islamabad, les personnes de cette ville et celles des mouvements de résistance de tout le pays nous ont soutenu·e·s. La personne ordinaire comprend ce qui se passe — c’est notre plus grande victoire.

Quand un·e médecin, un·e avocat·e ou un·e professeur·e vient à notre camp...  Ils [l’État] ont construit une société où la classe moyenne qui aurait pu être la source du changement a été complètement mise de côté. Ou il·elle·s se sont mis de côté e·ux·lles-mêmes. Les jeunes qui auraient dû se présenter pour diriger ont été mis de côté. Il·elle·s ont été recruté·e·s dans un système corrompu, construit, qui les conduit vers l’individualisme, déconnecté·e·s de la société collective. Il·elle·s considèrent les changements sociaux à travers le fatalisme, que c’est ainsi que les choses sont destinées à être, elles ne changeront jamais. Mais les choses changent. Peut-être que je suis un peu trop optimiste. Au Baloutchistan, en particulier, notre mouvement a été très réussi. Dans les rues où l’armée avait l’habitude de régner, aujourd’hui notre récit est populaire. Tout le Baloutchistan se ferme à notre appel. Les gens sortent dans les rues, y compris les femmes, et même quand nous essayons de les arrêter, Il·elle·s continuent d’avancer. Donc, c’est la victoire de notre récit.

AS : des individus originaires du Balouchistan ont récemment occupé des positions importantes au sein du gouvernement et des institutions étatiques, tels que le Premier ministre par intérim et ancien ministre de l’Intérieur, ainsi que le président de la Cour suprême. Cependant, ces individus semblent s’aligner sur le récit de l’État et ils ont été très vocaux dans leur opposition à la lutte baloutche, affirmant que 98 pour cent de la population du Balouchistan les soutient tout en rejetant votre mouvement comme le travail de groupes marginaux. Ils cherchent à délégitimer votre mouvement. Pourquoi pensez-vous que certaines de vos élites préfèrent s’aligner sur l’État ?

MB : c’est la manière dont l’État trompe le public. De la même manière, lorsque des représentant·e·s des partis fédéraux pakistanais viennent au Baloutchistan, Il·elle·s portent des vêtements baloutches et des turbans. La Journée de la culture baloutche, initiée par la BSO, est maintenant célébrée le 2 mars dans chaque quartier général de l’armée pakistanaise. En réalité, l’armée a choisi de bombarder un rassemblement de la Journée de la culture baloutche [en 2010] où Bebarg Baloch a été blessé et est resté paralysé, mais engagé dans le mouvement à ce jour. Les personnes qui tentent d’éradiquer notre culture célèbrent néanmoins notre « journée de la culture ». 

Donc, que le Premier ministre ou le président de la Cour suprême soit originaire du Balouchistan ou non, cela n’a pas d’importance. Ce qui importe, c’est de savoir s’ils respectent le serment qu’ils ont prêté. En tant que représentant·e·s de l’État, en tant que chef de l’État, suivent-il·elle·s la constitution ? C’est juste un autre outil de manipulation. Tout comme il·elle·s ont mis en place le système des Sardars pour dire que les Sardars sont responsables [de la situation au Balouchistan], maintenant il·elle·s disent que le président de la Cour suprême est originaire du Balouchistan — mais non, il est le président de la Cour suprême de votre État, il n’a pas vraiment d’autorité. S’ils avaient eu autorité dès le départ, s’ils avaient pris position lorsque la première personne a été enlevée de force, alors nous n’en serions pas arrivé·e·s là.

Quant à ce·ux·lles qui prétendent que 98 pour cent des gens sont avec e·ux·lles, je leur pose la question : pourquoi n’invitez-vous pas les Nations unies ? De quoi avez-vous peur ? Ma deuxième question est : pourquoi, après 13 ans depuis que le groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées est venu au Pakistan en 2010, ne leur permettez-vous pas de revenir, même s’il·elle·s ont demandé plusieurs fois un certificat de non-objection (NOC) ? Le Pakistan n’a toujours pas signé le projet de loi des Nations unies pour mettre fin aux disparitions forcées — pourquoi ? Le projet de loi visant à mettre fin aux disparitions forcées disparaît des assemblées du Pakistan — pourquoi ? Si vous êtes si sûr·e que 98 pour cent de la population est avec vous, alors qu’y a-t-il à craindre ?

Peu importe à quel point vous vous opposez à notre récit, nous avons mis en avant des personnes. C’est notre preuve. Chacune de ces personnes témoignera de votre oppression. Vous trouverez des victimes de votre oppression dans chaque foyer au Baloutchistan — ce·ux·lles que vous avez fait disparaître, et de nombreux autres dont vous avez tué les proches. Leurs tombes sont présentes au Baloutchistan, et leurs proches, comme moi, sont témoins de votre oppression. Comment allez-vous nous éliminer ?

Il y a donc un récit concocté, et il y a un récit basé sur la réalité. C’est pourquoi nous sommes là — pour dire à l’État que regardez, vous avez dit qu’il n’y avait que 50 personnes disparues, mais regardez ces gens, il y en a beaucoup plus que cinquante. Même s’il y en a une seule, c’est aussi un échec pour vous. C’est un échec de votre État. Après le meurtre de Balach, le pouvoir judiciaire du Pakistan aurait dû boycotter les tribunaux. Le fait que Balach ait été assassiné après avoir été présenté au tribunal [pendant la détention], c’est un outrage à la cour. C’est un affront au serment que vous avez prêté. Mais si vous ne considérez pas cela comme un affront, alors je suis désolé de dire que vous êtes malhonnêtes.

AS : il y a une question sur Gwadar. Il y a un développement significatif qui s’y déroule, cependant, beaucoup soutiennent qu’il y a également un changement démographique qui accompagne ce développement. Des personnes venant de l’extérieur s’installent là-bas, acquièrent des terres et tentent de prendre le contrôle. Qu’en pensez-vous ?

MB : c’est exactement ainsi que fonctionne l’approche coloniale du Pakistan pour gouverner le Balouchistan. Pour mettre en œuvre le CECP (Corridor économique Chine-Pakistan), potentiellement le projet le plus significatif de la région qui a le potentiel de modifier l’ordre mondial, les habitant·e·s de Gwadar sont contraint·e·s d’abandonner leurs terres et, plus important encore, de renoncer à leurs sources de subsistance.

Au Balouchistan, malheureusement, il n’y a que deux moyens de subsistance : le commerce frontalier et la pêche. Il·elle·s [l’État] ont bloqué le commerce frontalier en fermant la frontière, et de même il·elle·s ont anéanti l’industrie de la pêche. C’est un fait évident, il y a un déplacement interne à travers le Balouchistan en raison d’opérations militaires généralisées. Les gens ont été forcée··s de quitter leurs foyers et leurs terres, et sont maintenant dispersé·e·s à travers le Pakistan en tant qu’immigrants. Et aujourd’hui, cela se passe à Gwadar.

Lorsque l’itinéraire du CECP était en train d’être établi, partout où il passait, des maisons étaient brûlées, des gens étaient arrêtés, disparaissaient de force. La volonté des autochtones, des peuples autochtones, n’a jamais été prise en compte. Des accords sont conclus ici à Islamabad, dans ces assemblées... concernant nos terres, nos ressources, et les meurtres et le déplacement de notre peuple.

AS : comment les progressistes d’Asie du Sud peuvent-ils aider votre mouvement ?

MB : ils peuvent aider en mettant en avant notre mouvement autant que possible. Malheureusement, dans le monde où nous vivons, nos pensées sont contrôlées, et nous ne voyons que ce que les médias veulent nous montrer. Malgré les atrocités généralisées qui se déroulent au Balouchistan, notre voix ne parvient pas loin. Il n’y a pas de journalistes d’investigation. Malgré cela, nous avons une montée de notre mouvement et nous allons le propulser plus loin.

Les gens en Asie du Sud qui nous écoutent devraient soutenir notre mouvement et élever leur voix spécifiquement contre le génocide baloutche. Il·elle·s devraient contraindre le Pakistan, en écrivant des lettres, en organisant des manifestations de solidarité et en prenant des mesures concrètes pour aider à arrêter les disparitions forcées. Nous avons besoin d’une solidarité pratique, mais malheureusement, les gens ne proposent même pas de condamnation. Ils ne sont peut-être pas au courant, ou s’il·elle·s le sont, il·elle·s ne se manifestent peut-être pas concrètement. Il·elle·s ne considèrent pas... nos gens meurent. Nos corps ne portent-ils pas de sang ?

Nous avons porté les corps de jeunes enfants. Dans une zone de conflit comme le Balouchistan, avoir un enfant qui devient un jeune adulte est la plus grande bénédiction pour nous. Nous nous demandons comment ils ont survécu à la guerre. Les mères ont leurs chers fils enlevés et leurs corps mutilés jetés. Cela ne traumatise pas seulement la famille, mais traumatise tout le monde dans la région où le corps est trouvé. Nous vivons ensemble comme un seul — notre mode de vie est social. Lorsqu’un corps est jeté, tout le monde devrait être concerné. Tout le monde devrait y réfléchir, et tout le monde devrait s’y opposer. La perte de vies humaines n’est pas une affaire banale. Elle a été rendue banale pour nous, par les États globaux, par les impérialistes et par ces forces qui justifient et légitiment le génocide.

Estefanía Rueda Torres : je veux savoir quel a été le rôle des femmes dans le maintien de cette occupation [du camp de démonstration]. Et comment voyez-vous votre rôle en tant que jeune leader féminine en termes d’enseignement aux autres femmes pour prendre la direction dans le mouvement ?

MB : vous savez, quand j’étais enfant, c’était mon père qui disait que vous devrez être une militante politique. Après l’école, je vous inscrirai dans une organisation étudiante, et vous devez faire de la politique. Ils discutaient [de politique] avec nous. Mon père organisait un cercle d’étude avec mes tantes, toutes les femmes de notre maison, et discutait de la question baloutche, des problèmes internationaux, des problèmes politiques, donc c’est très habituel pour nous maintenant.

J’ai commencé ma carrière politique en tant que militante étudiante. À partir de ce moment, nous, en tant que femmes, avons dit que si une femme veut être reconnue comme égale, comme le revendiquent les féministes, alors vous devez participer au changement social plus large. S’il y a un mouvement national, alors vous devez participer à cela. Vous n’êtes pas plus faible que les autres. Si vous participez à ce mouvement national, alors vous serez considérée comme une égale. La société pour laquelle nous luttons, nous l’imaginons comme une société de femmes. Il y a un changement ultime [objectif], mais il y a d’autres choses qui ont changé, comme l’éducation des femmes, leur autonomisation, les motiver à venir et à rejoindre notre lutte. Et il y a plusieurs problèmes, je suis d’accord, certains de nos camarades ne sont pas autorisés à faire de la politique, et certains de nos camarades ne sont pas autorisés à recevoir une éducation, mais nous allons arranger cela. Il y a un cercle au niveau de la communauté où nous nous soutenons mutuellement.

Vous savez, il y a une chose. Quand nous faisions de l’activisme étudiant, nous participions, mais nous étions comme des travailleuses ordinaires. Il y avait deux sièges spécifiques [pour les femmes] dans l’organisation : vice-présidente et secrétaire à l’information. J’ai demandé pourquoi nous avions des quotas fixes, pourquoi une femme ne pouvait-elle pas être présidente ou secrétaire générale. Alors nous avons changé cela. Et je pense que les hommes là-bas nous ont soutenues. Si je n’avais pas fait de politique, je me plaindrais aussi que les hommes ne nous soutiennent pas, et ainsi de suite. Mais les femmes doivent montrer des qualités de leadership. Vous devez participer. Pourquoi les hommes sont-ils enlevés ? Parce qu’ils sont les militants politiques qui ont participé à cette révolution, et vous [les femmes] ne participez pas. Que faites-vous ? Vous avez été à la maison, vous n’avez aucune idée de ce qui se passe dans le monde ou dans votre quartier. Vous devez changer cela.

C’est pourquoi je dis, lorsque les gauchistes du Pakistan sont venus au Balouchistan il y a environ cinq ans pour la Marche des Femmes, ils nous ont dit qu’il·elle·s organiseraient quelque chose. Je leur ai demandé, que savez-vous du Balouchistan ? Que savez-vous des problèmes des femmes baloutches ? Pour les femmes baloutches, le slogan célèbre de cette marche "mon corps, mon choix" (mera jism meri marzi) — ce n’est pas comme ça [ça ne s’applique pas]. Dans chaque région, vous devez d’abord étudier la population ; de quoi souffrent-elles ? Quels sont leurs principaux problèmes ?

Donc, notre féminisme est différent de celui du reste du monde. Nous sommes les victimes directes de l’oppression étatique. Des milliers de familles, des épouses [des disparus] ont perdu leurs proches. Elles sont des "demi-veuves". Vous devez d’abord considérer cette question. Il y a des crimes d’honneur. Des crimes d’honneur parrainés par l’État. Vous devez agir concrètement pour cela. Nos femmes n’ont pas le droit à l’éducation. Tout d’abord, vous devez les éduquer pour qu’elles comprennent qu’elles sont aussi humaines. Elles n’ont pas besoin des autres pour prendre leurs décisions. Donc [notre lutte] est un peu différente.

Mais je pense, comme je le comprends, si vous voulez que les autres vous écoutent, alors vous n’avez pas besoin de marchander avec le système. Vous devez prendre une position de leader et participer au plus grand changement dans la société, comme le mouvement national. Sans cela, il n’y a pas d’autre moyen. Vous ne pouvez rien changer. Si vous êtes faible, les gens peuvent avoir de la sympathie pour vous, mais ils ne résoudront pas votre problème. Notre mouvement national encourage les femmes, et vous voyez chaque personne, chaque homme dans notre mouvement, non seulement nous respecte, mais respecte nos décisions. Ils ont une entière confiance en nous et croient que nous pouvons mener ce mouvement.

Available in
EnglishSpanishGermanArabicItalian (Standard)Portuguese (Brazil)French
Author
Arsalan Samdani
Date
13.06.2024
Source
Original article🔗
Long formatEntrevistas
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